DÜLMEN
(Richard van), Die Entdeckung des Individuums, 1500-1800, Fischer
Taschenbuch Verlag, Francfort, 1997, 175 p., et DÜLMEN (Richard van) dir.,
Entdeckung des Ich. Die Geschichte der Individualisierung vom Mittelalter bis
zur Gegenwart, Böhlau Verlag, Cologne-Weimar-Vienne, 2001, 638 p.
Par Antoine Odier.
Depuis que le médiéviste Patrick Boucheron a souligné avec ironie qu’aucune
période historique « n’échappe à la règle qui veut que chaque siècle trouve son
historien pour affirmer qu’il fut le moment précis de la « découverte de
l’individu » »,
montrant que « le XIVe et le XVe siècle mobilisent le gros
de la troupe » – suite aux travaux de J. Burckhardt sur l’Italie de la
Renaissance
–, tandis que « le XIIIe siècle fait un brillant outsider » –
suite aux recherches d’Aron Gourevitch sur La naissance de l’individu dans
l’Europe médiévale
–, que « le XIIe siècle a de chauds partisans », et que
« certains esprits originaux s’enhardissent jusqu’au XIe siècle »,
l’évidence s’impose : il est devenu très risqué d’écrire à nouveau sur
l’histoire de l’individu.
Richard van Dülmen (1937-2004), spécialiste allemand d’anthropologie historique
et d’histoire culturelle pour l’époque moderne,
ancien professeur à l’université de la Sarre, s’y est pourtant essayé dans deux
ouvrages écrits pendant la dernière partie de sa vie : Die Entdeckung des
Individuums, 1500-1800 (La découverte de l’individu, 1500-1800,
publié en 1997), et Entdeckung des Ich. Die Geschichte der Individualisierung
vom Mittelalter bis zur Gegenwart (Découverte du moi. L’histoire de
l’individualisation du Moyen-Âge jusqu’à nos jours, publié en 2001).
Dans ce compte-rendu, il s’agira pour nous d’exposer son approche, ainsi que de
situer ses deux ouvrages dans le débat historiographique concernant
« l’émergence de l’individu »,
tel que F.-J. Ruggiu l’a résumé : van Dülmen propose-t-il un nouveau « schéma
évolutionniste »
visant « à dater historiquement un […]
basculement d’une société holiste conçue en termes de dépendance vers une
société individualiste conçue en termes d’autonomie », c’est-à-dire une approche
fondée sur « une dialectique de la dépendance et de l’autonomie », comme le font
la plupart des auteurs, ou bien propose-t-il un travail neuf, s’appuyant sur des
définitions plus rigoureuses de l’individu et des études approfondies des
sources, notamment des écrits du for privé ?
Nous verrons ainsi, comment R. van Dülmen propose d’abord de dater la découverte
de l’individu du XVIe siècle (I), avant de se rétracter dans son
second ouvrage, où il propose une vision plus critique et nuancée de l’histoire
de l’individu (II), dont nous examinerons les conclusions, concernant
l’observation de « l’individualité »
dans les autobiographies allemandes des XVIe et XVIIe
siècles (III).
I. Die Entdeckung des Individuums, ou la « découverte de
l’individu » dans l’Europe du XVIe siècle
Dans son premier ouvrage, Die Entdeckung des Individuums, qui par sa
brièveté s’apparente au genre de l’essai, R. van Dülmen propose de dater la
« découverte de l’individu [du]
XVIe siècle »,
et de ne plus la réduire seulement à l’Italie comme l’avait fait
J. Burckhardt. Son étude porte ainsi sur l’Europe entière.
-
L’influence fondatrice des travaux de J. Burckhardt
Les travaux de J. Burckhardt, historien et philosophe suisse ayant écrit en
langue allemande, semblent avoir beaucoup marqué l’historiographie allemande,
puisque dans l’introduction de ses deux ouvrages, R. van Dülmen commence par lui
rendre hommage, avant de critiquer ses théories. Trois éléments sont, selon lui,
à contester. D’abord, l’idée d’une rupture avec le Moyen-Âge : si pour
Burckhardt il s’agit d’une période pendant laquelle « les deux faces de la
conscience »
humaine étaient « voilées » par « un tissu de foi et de préjugés, d’ignorances
et d’illusions », de sorte que les hommes « ne se connaissaient que comme race,
peuple, parti, corporation, famille, ou sous toute autre forme générale et
collective », pour van Dülmen, au contraire, qui cite les travaux de Gourevitch
ou de Ullmann,
le christianisme, dès l’époque médiévale, a eu pour effet un renforcement de
l’individualité de l’homme. Cet « individualisme religieux »
aurait ensuite été radicalisé par la Réforme.
Sa deuxième critique concerne la localisation de cette découverte : il ne faut
pas se limiter à l’Italie. Toute l’Europe est concernée, même s’il s’agit
d’abord seulement des élites intellectuelles. Enfin – troisième critique – la
« découverte de l’individu » n’est pas exclusivement un phénomène intellectuel.
Elle doit être mise en relation avec les grandes évolutions sociales de l’époque
moderne en Europe, pas uniquement avec le fonctionnement politique des cités
d’Italie. Pour van Dülmen, on trouverait donc les premières traces de l’individu
moderne dans la bourgeoisie urbaine de l’Europe du XVIe siècle.
- La
naissance de l’individu en deux étapes : de la Renaissance aux Lumières
Cette émergence de l’individu s’effectue en réalité en deux étapes. Au XVIe
siècle apparaît d’abord l’individu moderne au sens d’« un intérêt
[…]
pour la personne profane »,
c’est-à-dire pour l’observation du corps, de l’esprit, des parcours de chacun,
et l’insistance sur leur caractère individuel. Van Dülmen divise en deux grands
types ses manifestations : d’une part l’émergence d’une « science de l’homme »,
avec la physiognomonie (incarnée par les travaux de Giambattista della Porta),
l’anatomie (stimulée par les travaux d’Andreas Vesalius),
la médecine, ainsi qu’une réflexion renouvelée sur la nature de l’homme et ses
facultés créatrices (comme dans le Discours sur la dignité de l’homme de
Pic de la Mirandole en 1486). Celle-ci s’accompagne, d’autre part, d’un
développement de la « mise en scène de soi »
dans les portraits et autoportraits (en particulier ceux d’A. Dürer dès les
années 1490), tout comme dans la production autobiographique, qui augmente de
façon significative à partir de la fin du XVIe siècle. Pour cette
dernière, il prend soin de citer des textes provenant de l’Europe entière,
datant tous du XVIe siècle : les Essais de Montaigne pour la
France (1580), la Vie de Jérôme Cardan pour l’Italie (1575), la Vie
de Thomas Platter (1499-1582) pour la Suisse et l’Allemagne. Pour lui, le
processus de clarification de soi dont ils témoignent, est à interpréter,
au-delà de la simple réflexivité, comme un acte de libération par rapport aux
traditions de la famille, de la ville ou de l’Église, car leurs auteurs
« cherchent [bien]
à donner un sens subjectif à leur vie ».
Au XVIIIe siècle, il observe un renforcement de cet « individualisme
sécularisé »,
à mettre en lien avec le contexte intellectuel des Lumières. Pour les sciences,
il s’agit d’une véritable « fureur de la physiognomonie »
(grand succès des travaux de Johann Kaspar Lavater en Allemagne), des débuts de
la psychologie (avec les travaux de Karl-Franz von Irwing et Philipp Moritz en
Allemagne),
de l’anthropologie (Diderot, Baron d’Holbach, ou Wilhelm von Humbolt), qui
témoignent d’une sécularisation définitive de l’analyse de l’âme et de l’étude
de l’homme. Pour ce qui est de l’écriture de soi, il note une évolution
qualitative de la production des diaires – vers l’analyse de soi – et des
correspondances – vers plus d’intimité, de sentimentalité, et de subjectivité –
ce qui prouverait un « renforc[ement] chez
les hommes et les femmes, [de]
la conscience de leur moi ».
Dans les autobiographies, comme les Confessions de Rousseau (1765-1770),
ou Anton Reiser de P. Moritz (1785-1790), le subjectivisme se radicalise,
le moi devenant mesure de toute chose, en l’absence de toute référence
religieuse.
- Des
mécanismes qui dépassent l’individu
Pour van Dülmen, la marge de liberté de l’individu, au plan social ou
intellectuel, dépend très largement des cadres sociaux. L’émergence de
comportements ou de représentations individualistes n’a donc pu s’effectuer
qu’en synergie avec des dynamiques sociales de grande ampleur. La découverte de
l’individu a d’abord tiré parti du renforcement de certaines institutions que
furent l’Église, l’État, et l’école. Selon van Dülmen, la diffusion de la
pratique de la confession à l’issue du concile de Trente (1545-1563) a favorisé
l’émergence de la conscience individuelle, et le « processus d’observation et de
connaissance de soi ».
Des mécanismes similaires ont été à l’œuvre dans les communautés protestantes,
avec les confessions collectives, et le catéchisme. Le développement de l’État
moderne et de ses institutions judiciaires a eu le même effet, puisque
l’exécution des sanctions avait souvent lieu en public, et parce que l’appareil
judiciaire, au moyen d’interrogatoires, cherchait à établir la responsabilité de
l’accusé – considéré comme un individu – dont on reconstituait les mobiles ou la
biographie. Enfin, le renforcement du système éducatif à la fin du XVIe
siècle et surtout au XVIIe siècle, a permis une diffusion des
techniques d’écriture, de lecture, tout comme un renforcement de la discipline
des comportements. Et c’est là, pour van Dülmen, le point commun de ces trois
institutions, qui ont intensifié l’exigence de discipline dans les
comportements, de sorte que face à ces contraintes, l’individu a été conduit à
faire plus attention à lui-même, à analyser son comportement, et à se sentir
responsable de ses actes. La discipline entraîne selon lui, un renforcement de
la « conscience d’être une personne particulière ».
Simultanément, la découverte de l’individu aurait été appuyée, par intérêt, par
un groupe social : la bourgeoisie. Celle-ci constitue le groupe qui a été le
plus touché par le développement de l’instruction et la pensée des Lumières,
élaborant un mode de vie plus individualisé pour ce qui est des pratiques
d’écriture, de lecture, du choix de ses vêtements, de l’aménagement de son
habitat, ou de ses rapports plus distanciés avec l’Église. Van Dülmen considère
également la « famille nucléaire bourgeoise »
comme l’un des principaux « lieu[x]
de formation de l’individualité moderne au XVIIIe siècle »,
car ce sont des familles qui favorisent l’éducation de leurs enfants par désir
de leur ascension sociale, ce qui génère une « individualisation des stratégies
de vie ».
La bourgeoisie s’est ainsi représentée dans son mode de vie et ses idéaux
individualistes dans le « roman bourgeois »,
avec Robinson Crusoé de D. Defoe (1719), ou Clarissa de Samuel
Richardson (1747-8). La bourgeoisie aurait également voulu imposer ses propres
valeurs individualistes sur le plan politique et social, notamment au travers de
la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776, ou la
Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui sont des textes
produits par la bourgeoisie, et qui s’inspirent de la pensée individualiste des
Lumières, notamment pour l’affirmation des droits de l’Homme.
Par certains aspects, on peut donc rattacher van Dülmen aux historiens de la
« dialectique de la dépendance et de l’autonomie »,
puisqu’il fait de l’individualisme, et plus particulièrement de
l’autobiographie, l’expression de « l’émancipation de la bourgeoisie ».
Sans surprise, son approche souffre d’un manque chronique de définition du
groupe qu’il qualifie de « bourgeoisie » – dont les contours restent tout à fait
flous – ce qui témoigne peut-être davantage d’une inspiration marxiste que d’une
véritable étude des sources. Ce sont des corrections qu’il a voulu apporter à
son second ouvrage.
II. Entdeckung des Ich, vers une vision plus critique de l’histoire de
l’individu
Dans cet ouvrage – un recueil d’articles pour lequel il n’assure qu’une
direction – R. van Dülmen semble avoir retravaillé sa pensée. L’introduction,
rédigée par ses soins,
fait passer au second plan la question de la datation exacte de la « découverte
du soi »,
tandis qu’il expose une vision plus critique de l’histoire de l’individu, qui
laisse une plus grande place à l’étude des sources.
- Le
recentrage sur l’Allemagne, et sur une période plus longue, du Moyen-Âge à
nos jours
Le projet de cet ouvrage mérite tout d’abord d’être explicité. Il s’agit d’un
recueil de vingt-deux articles, confiés à des auteurs venant de disciplines
variées (historiens, sociologues, théologiens, historiens de l’art, médecins…)
visant à mettre au jour le rythme et les phases du « processus
d’individualisation »,
du Moyen-Âge à nos jours, en fonction des évolutions socioculturelles de chaque
époque. Du fait de l’ampleur de la période, le champ d’étude à été réduit, de
l’Europe au seul espace allemand. Par ailleurs, aucun article ne propose de
vision d’ensemble : il s’agit de mises au point thématiques, concernant des
périodes n’excédant jamais quelques siècles.
En ce qui concerne les sources, les écrits du for privé sont étudiés, mais
l’ouvrage a l’ambition de ne pas s’y limiter, considérant qu’ils peuvent
n’exprimer que des modèles, et pas toujours la réalité des comportements ou des
mentalités.
De ce point de vue, le travail d’élargissement de la notion d’Ego-Dokument
opéré par W. Schulze l’a peut-être influencé.
-
L’ambivalence des notions d’ « individualisation » et d’« individu »
Cette fois, la question de la définition des termes est véritablement posée. Au
lieu d’appréhender le « processus d’individualisation » seulement sous l’aspect
d’une libération, d’une émancipation vers plus de modernité, comme il l’avait
proposé dans son premier ouvrage, il insiste cette fois sur « l’ambivalence »
de la notion. Le « processus d’individualisation » n’est jamais totalement une
évolution libre, puisqu’il dépend de forces que l’individu ne contrôle pas. Il
peut être subi, et la prise en main de sa vie par l’individu peut être vécue
avec difficultés par des personnes n’y étant pas préparées, hors des structures
collectives auxquelles elles ont pu être habituées. De ce fait, il distingue
entre « sentiment de soi »,
au sens du niveau de conscience de son individualité chez une personne, et
« vivre comme un individu », concrètement, sur le plan social. Car ces deux
éléments peuvent connaître des évolutions qui ne sont que très rarement
parallèles.
Il insiste également sur l’ambiguïté de la notion d’« individu », étant donnée
la diversité des éléments que l’on voudrait désigner à travers elle, pour chaque
période historique. C’est pourquoi il plaide pour des « notion[s] ouverte[s], de
moi, d’individu, et d’individualité »,
que l’historien doit définir pour chaque époque, en fonction de ses
spécificités, de son contexte politique, social et culturel : « la notion
d’individu […]
doit être historicisée, et socialement différenciée. »
-
L’impossibilité d’une interprétation d’ensemble
Ces réflexions, et la dispersion des sources – qu’il ne veut pas limiter aux
sources du for privé – le conduisent donc à adopter une posture moins ambitieuse
que dans son premier ouvrage. Il refuse d’abord de voir dans « l’histoire de
l’individualisation »
un processus linéaire, fait d’un constant accroissement de l’individualisation
des comportements, et de la part de l’individu dans la vie sociale, qui
aboutirait à une réalisation plus aboutie de l’humanité de l’Homme. Au
contraire, il s’agit pour lui d’un processus discontinu, fait de nombreuses
ruptures, voire même de retours en arrière, car l’individualisme a pu être
stigmatisé comme destructeur des liens sociaux. Les articles montrent qu’il
existait une grande variété de représentations de l’individu à une même époque,
notamment en fonction des groupes sociaux, et que divers processus
d’individualisation ont pu avoir lieu. Finalement, le moi aurait été
perpétuellement forcé à se réorienter, à se reconstituer, en fonction des
différentes conditions sociales, politiques ou culturelles. L’individu moderne
n’est donc pas né d’une invention libre, mais d’une adaptation permanente.
Il révise ainsi à la baisse le rôle de la bourgeoisie urbaine. Mais malgré ce
refus d’adopter une perspective linéaire, le Moyen-Âge reste l’époque où il ne
distingue que des « traces de l’individualité »,
tandis que l’époque moderne demeure la période de la « découverte du soi ».
Il dessine donc en creux, un schéma d’ensemble assez proche de ce qu’il
proposait déjà dans son premier ouvrage. Pourtant, sur des temporalités plus
courtes, les auteurs des différentes contributions obtiennent des résultats
intéressants, notamment pour les écrits du for privé des XVIe et XVIIe
siècles.
III. L’observation de « l’individualité »
dans les autobiographies des XVIe et XVIIe siècles
Dans son article consacré à « l’expérience du moi »
dans les autobiographies de l’époque moderne, Otto Ulbricht, spécialiste
d’anthropologie historique, et professeur à l’université de Kiel, veut montrer
que « l’individualité » est bien un thème que l’on trouve dans les
autobiographies allemandes, dès avant le XVIIIe siècle.
- Le
choix du corpus autobiographique allemand des XVIe et XVIIe
siècles
À travers son choix de sources, O. Ulbricht fait un usage assez large de la
notion d’autobiographie. Son corpus est certes dominé par des « récits
rétrospectifs en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence »,
tels que la Vie de Thomas Platter (1499-1582), mais il a été forcé d’y
inclure des chroniques pour le XVIe siècle, rédigées sous la formes
d’entrées annuelles ou mensuelles, comme le Livre de l’avocat de Cologne,
Hermann von Weinsberg
(1518-1598), ou même le genre du livre de costume, avec l’œuvre du banquier
d’Augsbourg Matthäus Schwarz (1497-1574), composée de 137 portraits de lui-même,
accompagnés de brefs commentaires.
L’article porte cependant sur un corpus plus réduit, et plus cohérent, que le
premier ouvrage de R. van Dülmen, qui s’était intéressé aux Selbstzeugnisse
en général – au sens littéral, des « témoignages de soi » – qui englobent, en
plus des autobiographies, les diaires, écrits au jour le jour, et les
correspondances, genres pour lesquels il avait mis en évidence des temporalités
divergentes. On rappelle à ce propos que la notion de Selbstzeugnis, qui
se rapproche beaucoup de la notion française d’écrits du for privé,
n’est pas synonyme d’Ego-Dokument, notion d’origine néerlandaise,
introduite par J. Presser en 1958, et qui, pour les historiens allemands
regroupés autour de W. Schulze, englobe toutes les formes de documents apportant
des informations sur un individu, qu’ils aient été écrits par lui ou par
d’autres, de façon libre ou sous la contrainte.
- Un
intérêt pour les manifestations de la conscience de soi à l’intérieur des
textes
Cette fois, l’auteur ne se contente pas de survoler des textes pris dans leur
ensemble comme des manifestations de l’individu. Il y a une volonté de partir
des textes, pour y rechercher une conscience de leur individualité chez les
auteurs, en se tenant en retrait de la macro-histoire politique ou sociale, pour
ne pas surdéterminer l’interprétation de ces documents, qu’il juge, dans
« trois-quarts des cas »,
uniquement écrits dans et pour l’intimité du cercle familial. Pour cela, il
utilise une notion graduée
d’individualité, permettant de cerner plusieurs niveaux d’individualité, même
les plus élémentaires.
Le premier niveau d’individualité que l’on peut trouver chez un auteur, est
constitué par une simple « conscience de sa spécificité »,
de son unicité physique et mentale, qui s’exprime par des descriptions :
description littéraire ou picturale de son apparence physique, et description de
son caractère, qui témoignent d’un « sens de l’individualité »
très élémentaire, observable dès le XVIe siècle.
Un second niveau est constitué par les « regards »
que porte l’individu sur son « intériorité » : il s’agit de la description de
ses sentiments (souvent très indirecte) ou de ses conflits intérieurs, par
exemple au moment de la prise d’une décision importante, ce qui est aussi assez
rare au XVIe siècle.
Un troisième niveau est constitué par les témoignages d’une intériorité plus
intime, celle des « profondeurs du subconscient ».
Il s’agit des éléments fournis par l’auteur concernant une conscience de sa
profondeur psychologique : la mention de souvenirs réapparaissant par surprise à
sa mémoire, ou les récits de rêves (qui sont assez fréquents puisqu’il existait
des modèles littéraires, légitimant ce type de récits, comme la Bible). Ce sont
des éléments qui témoignent d’une certaine curiosité pour les mécanismes
psychiques, et d’une conscience de leur existence – à défaut, évidemment, d’une
compréhension de leur fonctionnement. Les témoignages de la profondeur du moi
sont aussi fournis par les récits de maladie ou de vieillesse, où l’auteur prend
conscience des transformations vécues depuis l’enfance, qu’elles soient
physiques ou intellectuelles, élabore des explications d’ensemble, ou se
construit lui-même dans la souffrance et l’hostilité face aux plus jeunes, jugés
trop méprisants.
Un dernier niveau apparaît lorsqu’il y a construction par l’auteur et dans le
récit, de façon consciente, d’une « frontière entre le moi et le monde »,
témoignant d’une perception du monde extérieur comme complètement différent du
soi intérieur. Ce niveau d’individualité est particulièrement repérable dans
l’articulation qu’élabore l’individu entre ses projets de vie et la réalité. En
ce sens, il faut être très attentif aux récits de situations d’échecs, qui
débouchent souvent sur une rupture de l’illusion d’harmonie et de continuité
entre le soi et le monde.
- Le
tournant du milieu du XVIIe siècle
En termes d’évolutions, O. Ulbricht fait du milieu du XVIIe siècle
une période de mutation, au cours de laquelle il observe l’apparition plus
fréquente de la totalité de ces niveaux de conscience de l’individualité :
le regard de l’auteur semble plus souvent braqué sur le moi profond, les rêves
ne sont plus seulement interprétés comme des présages en lien avec le divin, et
la part du « je » s’accroît dans les chroniques, au détriment de la part du
monde, témoignant d’une séparation renforcée.
Néanmoins, cette évolution reste assez peu précise, et n’est mise en rapport
avec aucun phénomène social, religieux, culturel ou politique.
En définitive, la confrontation entre les deux ouvrages de R. van Dülmen a
permis de mettre en évidence l’évolution de sa pensée de l’histoire de
l’individu, qui à elle seule, est représentative des grands problèmes que
rencontre l’historien dans ce domaine.
La tentation est grande, à la manière de Die Entdeckung des Individuums,
de vouloir fournir une interprétation d’ensemble, malheureusement souvent conçue
autour de schémas prédéfinis tels que la « dialectique de la dépendance et de
l’autonomie »,
au détriment d’une étude approfondie des sources, possédant le désavantage
d’être beaucoup plus ponctuelle. La complexité du phénomène est accrue par la
difficulté d’étudier des sources sur une période courte – et de vouloir en tirer
des conclusions – sans avoir une bonne connaissance des autres périodes, comme
le Moyen-Âge ou l’époque contemporaine, ce qui permettrait d’éviter de toujours
penser trouver le moment de la « découverte de l’individu », difficulté à
laquelle son deuxième ouvrage tente de remédier.
R. van Dülmen évoque aussi le dilemme qui se pose entre étudier un phénomène qui
possède vraisemblablement une dimension européenne, avec un très vaste corpus de
sources dans des langues différentes, et le repli plus réaliste sur un seul
espace national, qui revient à se couper du contexte européen et peut-être
d’explications intéressantes. Enfin, est apparue de façon flagrante l’importance
de la définition des termes d’individu, d’individualité ou d’individualisation,
quant à l’orientation et au résultat des recherches, ce qui a également été mis
en évidence par F.-J. Ruggiu, affirmant qu’en ce qui concerne la question de
l’émergence de l’individu, il faut cesser de se « focaliser sur la notion
d’apparition (ou de naissance, ou d’émergence, ou d’essor) »
et prêter « une attention plus marquée à l’autre terme de la proposition » : la
notion d’individu, et peut-être aussi celle de self.
On peut citer
notamment : R. van Dülmen, Die
Gesellschaft der Aufklärer :
zur
bürgerlichen
Emanzipation
und
aufklärerischen
Kultur
in
Deutschland,
Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort, 1986, 204 p., Id.,
Theater des Schreckens :
Gerichtspraxis
und
Strafrituale
in
der
frühen
Neuzeit,
Beck, Munich, 1995, 240 p., et Id., Kultur und Alltag in der
Frühen Neuzeit, Beck, Munich, 2005,
[1990-1999],
3 vol.. La plupart de ses ouvrages ont été traduits en anglais, parfois
en espagnol ou même en japonais.
R. van Dülmen,
Die Entdeckung des Individuums, 1500-1800, Fischer Taschenbuch
Verlag, Francfort, 1997, 175 p., et R. van Dülmen dir., Entdeckung
des Ich. Die Geschichte der Individualisierung vom Mittelalter bis zur
Gegenwart, Böhlau Verlag, Cologne-Weimar-Vienne, 2001, 638 p.. À ce
jour, ces deux ouvrages n’ont fait l’objet d’aucune traduction en
français.
F.-J.
Ruggiu, art. cit.., p. 405, note 43.