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Comptes-rendus de lecture

 


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Compte-rendu des ouvrages : 


DÜLMEN (Richard van), Die Entdeckung des Individuums, 1500-1800, Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort, 1997, 175 p., et DÜLMEN (Richard van) dir., Entdeckung des Ich. Die Geschichte der Individualisierung vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Böhlau Verlag, Cologne-Weimar-Vienne, 2001, 638 p.

                                                                                                                                         Par Antoine Odier.


Depuis que le médiéviste Patrick Boucheron a souligné avec ironie qu’aucune période historique « n’échappe à la règle qui veut que chaque siècle trouve son historien pour affirmer qu’il fut le moment précis de la « découverte de l’individu » »[1], montrant que « le XIVe et le XVe siècle mobilisent le gros de la troupe » – suite aux travaux de J. Burckhardt sur l’Italie de la Renaissance[2] –, tandis que « le XIIIe siècle fait un brillant outsider » – suite aux recherches d’Aron Gourevitch sur La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale[3] –, que « le XIIe siècle a de chauds partisans », et que « certains esprits originaux s’enhardissent jusqu’au XIe siècle », l’évidence s’impose : il est devenu très risqué d’écrire à nouveau sur l’histoire de l’individu.

Richard van Dülmen (1937-2004), spécialiste allemand d’anthropologie historique et d’histoire culturelle pour l’époque moderne[4], ancien professeur à l’université de la Sarre, s’y est pourtant essayé dans deux ouvrages écrits pendant la dernière partie de sa vie : Die Entdeckung des Individuums, 1500-1800 (La découverte de l’individu, 1500-1800, publié en 1997), et Entdeckung des Ich. Die Geschichte der Individualisierung vom Mittelalter bis zur Gegenwart (Découverte du moi. L’histoire de l’individualisation du Moyen-Âge jusqu’à nos jours, publié en 2001)[5]. Dans ce compte-rendu, il s’agira pour nous d’exposer son approche, ainsi que de situer ses deux ouvrages dans le débat historiographique concernant « l’émergence de l’individu »[6], tel que F.-J. Ruggiu l’a résumé : van Dülmen propose-t-il un nouveau « schéma évolutionniste »[7] visant « à dater historiquement un [] basculement d’une société holiste conçue en termes de dépendance vers une société individualiste conçue en termes d’autonomie », c’est-à-dire une approche fondée sur « une dialectique de la dépendance et de l’autonomie », comme le font la plupart des auteurs, ou bien propose-t-il un travail neuf, s’appuyant sur des définitions plus rigoureuses de l’individu et des études approfondies des sources, notamment des écrits du for privé ?

Nous verrons ainsi, comment R. van Dülmen propose d’abord de dater la découverte de l’individu du XVIe siècle (I), avant de se rétracter dans son second ouvrage, où il propose une vision plus critique et nuancée de l’histoire de l’individu (II), dont nous examinerons les conclusions, concernant l’observation de « l’individualité »[8] dans les autobiographies allemandes des XVIe et XVIIe siècles (III).

 I. Die Entdeckung des Individuums, ou la « découverte de l’individu » dans l’Europe du XVIe siècle 

Dans son premier ouvrage, Die Entdeckung des Individuums, qui par sa brièveté s’apparente au genre de l’essai, R. van Dülmen propose de dater la « découverte de l’individu [du] XVIe siècle »[9], et de ne plus la réduire seulement à l’Italie comme l’avait fait
J. Burckhardt. Son étude porte ainsi sur l’Europe entière.  

  1. L’influence fondatrice des travaux de J. Burckhardt

Les travaux de J. Burckhardt, historien et philosophe suisse ayant écrit en langue allemande, semblent avoir beaucoup marqué l’historiographie allemande, puisque dans l’introduction de ses deux ouvrages, R. van Dülmen commence par lui rendre hommage, avant de critiquer ses théories. Trois éléments sont, selon lui, à contester. D’abord, l’idée d’une rupture avec le Moyen-Âge : si pour Burckhardt il s’agit d’une période pendant laquelle « les deux faces de la conscience »[10] humaine étaient « voilées » par « un tissu de foi et de préjugés, d’ignorances et d’illusions », de sorte que les hommes « ne se connaissaient que comme race, peuple, parti, corporation, famille, ou sous toute autre forme générale et collective », pour van Dülmen, au contraire, qui cite les travaux de Gourevitch ou de Ullmann[11], le christianisme, dès l’époque médiévale, a eu pour effet un renforcement de l’individualité de l’homme. Cet « individualisme religieux »[12] aurait ensuite été radicalisé par la Réforme.

Sa deuxième critique concerne la localisation de cette découverte : il ne faut pas se limiter à l’Italie. Toute l’Europe est concernée, même s’il s’agit d’abord seulement des élites intellectuelles. Enfin – troisième critique – la « découverte de l’individu » n’est pas exclusivement un phénomène intellectuel. Elle doit être mise en relation avec les grandes évolutions sociales de l’époque moderne en Europe, pas uniquement avec le fonctionnement politique des cités d’Italie. Pour van Dülmen, on trouverait donc les premières traces de l’individu moderne dans la bourgeoisie urbaine de l’Europe du XVIe siècle.  

  1. La naissance de l’individu en deux étapes : de la Renaissance aux Lumières

Cette émergence de l’individu s’effectue en réalité en deux étapes. Au XVIe siècle apparaît d’abord l’individu moderne au sens d’« un intérêt [] pour la personne profane »[13], c’est-à-dire pour l’observation du corps, de l’esprit, des parcours de chacun, et l’insistance sur leur caractère individuel. Van Dülmen divise en deux grands types ses manifestations : d’une part l’émergence d’une « science de l’homme »[14], avec la physiognomonie (incarnée par les travaux de Giambattista della Porta[15]), l’anatomie (stimulée par les travaux d’Andreas Vesalius[16]), la médecine, ainsi qu’une réflexion renouvelée sur la nature de l’homme et ses facultés créatrices (comme dans le Discours sur la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole en 1486). Celle-ci s’accompagne, d’autre part, d’un développement de la « mise en scène de soi »[17] dans les portraits et autoportraits (en particulier ceux d’A. Dürer dès les années 1490), tout comme dans la production autobiographique, qui augmente de façon significative à partir de la fin du XVIe siècle. Pour cette dernière, il prend soin de citer des textes provenant de l’Europe entière, datant tous du XVIe siècle : les Essais de Montaigne pour la France (1580), la Vie de Jérôme Cardan pour l’Italie (1575), la Vie de Thomas Platter (1499-1582) pour la Suisse et l’Allemagne. Pour lui, le processus de clarification de soi dont ils témoignent, est à interpréter, au-delà de la simple réflexivité, comme un acte de libération par rapport aux traditions de la famille, de la ville ou de l’Église, car leurs auteurs « cherchent [bien] à donner un sens subjectif à leur vie »[18].

Au XVIIIe siècle, il observe un renforcement de cet « individualisme sécularisé »[19], à mettre en lien avec le contexte intellectuel des Lumières. Pour les sciences, il s’agit d’une véritable « fureur de la physiognomonie »[20] (grand succès des travaux de Johann Kaspar Lavater en Allemagne), des débuts de la psychologie (avec les travaux de Karl-Franz von Irwing et Philipp Moritz en Allemagne[21]), de l’anthropologie (Diderot, Baron d’Holbach, ou Wilhelm von Humbolt), qui témoignent d’une sécularisation définitive de l’analyse de l’âme et de l’étude de l’homme. Pour ce qui est de l’écriture de soi, il note une évolution qualitative de la production des diaires – vers l’analyse de soi – et des correspondances – vers plus d’intimité, de sentimentalité, et de subjectivité – ce qui prouverait un « renforc[ement] chez les hommes et les femmes, [de] la conscience de leur moi »[22]. Dans les autobiographies, comme les Confessions de Rousseau (1765-1770), ou Anton Reiser de P. Moritz (1785-1790), le subjectivisme se radicalise, le moi devenant mesure de toute chose, en l’absence de toute référence religieuse.

  1. Des mécanismes qui dépassent l’individu

Pour van Dülmen, la marge de liberté de l’individu, au plan social ou intellectuel, dépend très largement des cadres sociaux. L’émergence de comportements ou de représentations individualistes n’a donc pu s’effectuer qu’en synergie avec des dynamiques sociales de grande ampleur. La découverte de l’individu a d’abord tiré parti du renforcement de certaines institutions que furent l’Église, l’État, et l’école. Selon van Dülmen, la diffusion de la pratique de la confession à l’issue du concile de Trente (1545-1563) a favorisé l’émergence de la conscience individuelle, et le « processus d’observation et de connaissance de soi »[23]. Des mécanismes similaires ont été à l’œuvre dans les communautés protestantes, avec les confessions collectives, et le catéchisme. Le développement de l’État moderne et de ses institutions judiciaires a eu le même effet, puisque l’exécution des sanctions avait souvent lieu en public, et parce que l’appareil judiciaire, au moyen d’interrogatoires, cherchait à établir la responsabilité de l’accusé – considéré comme un individu – dont on reconstituait les mobiles ou la biographie. Enfin, le renforcement du système éducatif à la fin du XVIe siècle et surtout au XVIIe siècle, a permis une diffusion des techniques d’écriture, de lecture, tout comme un renforcement de la discipline des comportements. Et c’est là, pour van Dülmen, le point commun de ces trois institutions, qui ont intensifié l’exigence de discipline dans les comportements, de sorte que face à ces contraintes, l’individu a été conduit à faire plus attention à lui-même, à analyser son comportement, et à se sentir responsable de ses actes. La discipline entraîne selon lui, un renforcement de la « conscience d’être une personne particulière »[24].

Simultanément, la découverte de l’individu aurait été appuyée, par intérêt, par un groupe social : la bourgeoisie. Celle-ci constitue le groupe qui a été le plus touché par le développement de l’instruction et la pensée des Lumières, élaborant un mode de vie plus individualisé pour ce qui est des pratiques d’écriture, de lecture, du choix de ses vêtements, de l’aménagement de son habitat, ou de ses rapports plus distanciés avec l’Église. Van Dülmen considère également la « famille nucléaire bourgeoise »[25] comme l’un des principaux « lieu[x] de formation de l’individualité moderne au XVIIIe siècle »[26], car ce sont des familles qui favorisent l’éducation de leurs enfants par désir de leur ascension sociale, ce qui génère une « individualisation des stratégies de vie »[27]. La bourgeoisie s’est ainsi représentée dans son mode de vie et ses idéaux individualistes dans le « roman bourgeois »[28], avec Robinson Crusoé de D. Defoe (1719), ou Clarissa de Samuel Richardson (1747-8). La bourgeoisie aurait également voulu imposer ses propres valeurs individualistes sur le plan politique et social, notamment au travers de la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776, ou la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui sont des textes produits par la bourgeoisie, et qui s’inspirent de la pensée individualiste des Lumières, notamment pour l’affirmation des droits de l’Homme.

Par certains aspects, on peut donc rattacher van Dülmen aux historiens de la « dialectique de la dépendance et de l’autonomie »[29], puisqu’il fait de l’individualisme, et plus particulièrement de l’autobiographie, l’expression de « l’émancipation de la bourgeoisie »[30]. Sans surprise, son approche souffre d’un manque chronique de définition du groupe qu’il qualifie de « bourgeoisie » – dont les contours restent tout à fait flous – ce qui témoigne peut-être davantage d’une inspiration marxiste que d’une véritable étude des sources. Ce sont des corrections qu’il a voulu apporter à son second ouvrage.  

            II. Entdeckung des Ich, vers une vision plus critique de l’histoire de l’individu 

Dans cet ouvrage – un recueil d’articles pour lequel il n’assure qu’une direction – R. van Dülmen semble avoir retravaillé sa pensée. L’introduction, rédigée par ses soins[31], fait passer au second plan la question de la datation exacte de la « découverte du soi »[32], tandis qu’il expose une vision plus critique de l’histoire de l’individu, qui laisse une plus grande place à l’étude des sources.  

  1. Le recentrage sur l’Allemagne, et sur une période plus longue, du Moyen-Âge à nos jours

Le projet de cet ouvrage mérite tout d’abord d’être explicité. Il s’agit d’un recueil de vingt-deux articles, confiés à des auteurs venant de disciplines variées (historiens, sociologues, théologiens, historiens de l’art, médecins…) visant à mettre au jour le rythme et les phases du « processus d’individualisation »[33], du Moyen-Âge à nos jours, en fonction des évolutions socioculturelles de chaque époque. Du fait de l’ampleur de la période, le champ d’étude à été réduit, de l’Europe au seul espace allemand. Par ailleurs, aucun article ne propose de vision d’ensemble : il s’agit de mises au point thématiques, concernant des périodes n’excédant jamais quelques siècles.

En ce qui concerne les sources, les écrits du for privé sont étudiés, mais l’ouvrage a l’ambition de ne pas s’y limiter, considérant qu’ils peuvent n’exprimer que des modèles, et pas toujours la réalité des comportements ou des mentalités[34]. De ce point de vue, le travail d’élargissement de la notion d’Ego-Dokument opéré par W. Schulze l’a peut-être influencé[35].  

  1. L’ambivalence des notions d’ « individualisation » et d’« individu »

Cette fois, la question de la définition des termes est véritablement posée. Au lieu d’appréhender le « processus d’individualisation » seulement sous l’aspect d’une libération, d’une émancipation vers plus de modernité, comme il l’avait proposé dans son premier ouvrage, il insiste cette fois sur « l’ambivalence »[36] de la notion. Le « processus d’individualisation » n’est jamais totalement une évolution libre, puisqu’il dépend de forces que l’individu ne contrôle pas. Il peut être subi, et la prise en main de sa vie par l’individu peut être vécue avec difficultés par des personnes n’y étant pas préparées, hors des structures collectives auxquelles elles ont pu être habituées. De ce fait, il distingue entre « sentiment de soi »[37], au sens du niveau de conscience de son individualité chez une personne, et « vivre comme un individu », concrètement, sur le plan social. Car ces deux éléments peuvent connaître des évolutions qui ne sont que très rarement parallèles.

Il insiste également sur l’ambiguïté de la notion d’« individu », étant donnée la diversité des éléments que l’on voudrait désigner à travers elle, pour chaque période historique. C’est pourquoi il plaide pour des « notion[s] ouverte[s], de moi, d’individu, et d’individualité »[38], que l’historien doit définir pour chaque époque, en fonction de ses spécificités, de son contexte politique, social et culturel : « la notion d’individu [] doit être historicisée, et socialement différenciée. »[39] 

  1. L’impossibilité d’une interprétation d’ensemble

Ces réflexions, et la dispersion des sources – qu’il ne veut pas limiter aux sources du for privé – le conduisent donc à adopter une posture moins ambitieuse que dans son premier ouvrage. Il refuse d’abord de voir dans « l’histoire de l’individualisation »[40] un processus linéaire, fait d’un constant accroissement de l’individualisation des comportements, et de la part de l’individu dans la vie sociale, qui aboutirait à une réalisation plus aboutie de l’humanité de l’Homme. Au contraire, il s’agit pour lui d’un processus discontinu, fait de nombreuses ruptures, voire même de retours en arrière, car l’individualisme a pu être stigmatisé comme destructeur des liens sociaux. Les articles montrent qu’il existait une grande variété de représentations de l’individu à une même époque, notamment en fonction des groupes sociaux, et que divers processus d’individualisation ont pu avoir lieu. Finalement, le moi aurait été perpétuellement forcé à se réorienter, à se reconstituer, en fonction des différentes conditions sociales, politiques ou culturelles. L’individu moderne n’est donc pas né d’une invention libre, mais d’une adaptation permanente[41].

Il révise ainsi à la baisse le rôle de la bourgeoisie urbaine. Mais malgré ce refus d’adopter une perspective linéaire, le Moyen-Âge reste l’époque où il ne distingue que des « traces de l’individualité »[42], tandis que l’époque moderne demeure la période de la « découverte du soi »[43]. Il dessine donc en creux, un schéma d’ensemble assez proche de ce qu’il proposait déjà dans son premier ouvrage. Pourtant, sur des temporalités plus courtes, les auteurs des différentes contributions obtiennent des résultats intéressants, notamment pour les écrits du for privé des XVIe et XVIIe siècles.  

           III. L’observation de « l’individualité »[44] dans les autobiographies des XVIe et XVIIe siècles 

Dans son article consacré à « l’expérience du moi »[45] dans les autobiographies de l’époque moderne, Otto Ulbricht, spécialiste d’anthropologie historique, et professeur à l’université de Kiel, veut montrer que « l’individualité » est bien un thème que l’on trouve dans les autobiographies allemandes, dès avant le XVIIIe siècle.  

  1. Le choix du corpus autobiographique allemand des XVIe et XVIIe siècles

À travers son choix de sources, O. Ulbricht fait un usage assez large de la notion d’autobiographie. Son corpus est certes dominé par des « récits rétrospectifs en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence »[46], tels que la Vie de Thomas Platter (1499-1582), mais il a été forcé d’y inclure des chroniques pour le XVIe siècle, rédigées sous la formes d’entrées annuelles ou mensuelles, comme le Livre de l’avocat de Cologne, Hermann von Weinsberg[47] (1518-1598), ou même le genre du livre de costume, avec l’œuvre du banquier d’Augsbourg Matthäus Schwarz (1497-1574), composée de 137 portraits de lui-même, accompagnés de brefs commentaires[48].

L’article porte cependant sur un corpus plus réduit, et plus cohérent, que le premier ouvrage de R. van Dülmen, qui s’était intéressé aux Selbstzeugnisse[49] en général – au sens littéral, des « témoignages de soi » – qui englobent, en plus des autobiographies, les diaires, écrits au jour le jour, et les correspondances, genres pour lesquels il avait mis en évidence des temporalités divergentes. On rappelle à ce propos que la  notion de Selbstzeugnis, qui se rapproche beaucoup de la notion française d’écrits du for privé[50], n’est pas synonyme d’Ego-Dokument, notion d’origine néerlandaise, introduite par J. Presser en 1958, et qui, pour les historiens allemands regroupés autour de W. Schulze, englobe toutes les formes de documents apportant des informations sur un individu, qu’ils aient été écrits par lui ou par d’autres, de façon libre ou sous la contrainte[51].  

  1. Un intérêt pour les manifestations de la conscience de soi à l’intérieur des textes

Cette fois, l’auteur ne se contente pas de survoler des textes pris dans leur ensemble comme des manifestations de l’individu. Il y a une volonté de partir des textes, pour y rechercher une conscience de leur individualité chez les auteurs, en se tenant en retrait de la macro-histoire politique ou sociale, pour ne pas surdéterminer l’interprétation de ces documents, qu’il juge, dans « trois-quarts des cas »[52], uniquement écrits dans et pour l’intimité du cercle familial. Pour cela, il utilise une notion graduée [53] d’individualité, permettant de cerner plusieurs niveaux d’individualité, même les plus élémentaires.

Le premier niveau d’individualité que l’on peut trouver chez un auteur, est constitué par une simple « conscience de sa spécificité »[54], de son unicité physique et mentale, qui s’exprime par des descriptions : description littéraire ou picturale de son apparence physique, et description de son caractère, qui témoignent d’un « sens de l’individualité »[55] très élémentaire, observable dès le XVIe siècle. 

Un second niveau est constitué par les « regards »[56] que porte l’individu sur son « intériorité » : il s’agit de la description de ses sentiments (souvent très indirecte) ou de ses conflits intérieurs, par exemple au moment de la prise d’une décision importante, ce qui est aussi assez rare au XVIe siècle.

Un troisième niveau est constitué par les témoignages d’une intériorité plus intime, celle des « profondeurs du subconscient »[57]. Il s’agit des éléments fournis par l’auteur concernant une conscience de sa profondeur psychologique : la mention de souvenirs réapparaissant par surprise à sa mémoire, ou les récits de rêves (qui sont assez fréquents puisqu’il existait des modèles littéraires, légitimant ce type de récits, comme la Bible). Ce sont des éléments qui témoignent d’une certaine curiosité pour les mécanismes psychiques, et d’une conscience de leur existence – à défaut, évidemment, d’une compréhension de leur fonctionnement. Les témoignages de la profondeur du moi sont aussi fournis par les récits de maladie ou de vieillesse, où l’auteur prend conscience des transformations vécues depuis l’enfance, qu’elles soient physiques ou intellectuelles, élabore des explications d’ensemble, ou se construit lui-même dans la souffrance et l’hostilité face aux plus jeunes, jugés trop méprisants.

Un dernier niveau apparaît lorsqu’il y a construction par l’auteur et dans le récit, de façon consciente, d’une « frontière entre le moi et le monde »[58], témoignant d’une perception du monde extérieur comme complètement différent du soi intérieur. Ce niveau d’individualité est particulièrement repérable dans l’articulation qu’élabore l’individu entre ses projets de vie et la réalité. En ce sens, il faut être très attentif aux récits de situations d’échecs, qui débouchent souvent sur une rupture de l’illusion d’harmonie et de continuité entre le soi et le monde.  

  1. Le tournant du milieu du XVIIe siècle

En termes d’évolutions, O. Ulbricht fait du milieu du XVIIe siècle une période de mutation, au cours de laquelle il observe l’apparition plus fréquente de la totalité de ces niveaux de conscience de l’individualité[59] : le regard de l’auteur semble plus souvent braqué sur le moi profond, les rêves ne sont plus seulement interprétés comme des présages en lien avec le divin, et la part du « je » s’accroît dans les chroniques, au détriment de la part du monde, témoignant d’une séparation renforcée.

Néanmoins, cette évolution reste assez peu précise, et n’est mise en rapport avec aucun phénomène social, religieux, culturel ou politique.

                                  

En définitive, la confrontation entre les deux ouvrages de R. van Dülmen a permis de mettre en évidence l’évolution de sa pensée de l’histoire de l’individu, qui à elle seule, est représentative des grands problèmes que rencontre l’historien dans ce domaine.

La tentation est grande, à la manière de Die Entdeckung des Individuums, de vouloir fournir une interprétation d’ensemble, malheureusement souvent conçue autour de schémas prédéfinis tels que la « dialectique de la dépendance et de l’autonomie »[60], au détriment d’une étude approfondie des sources, possédant le désavantage d’être beaucoup plus ponctuelle. La complexité du phénomène est accrue par la difficulté d’étudier des sources sur une période courte – et de vouloir en tirer des conclusions – sans avoir une bonne connaissance des autres périodes, comme le Moyen-Âge ou l’époque contemporaine, ce qui permettrait d’éviter de toujours penser trouver le moment de la « découverte de l’individu », difficulté à laquelle son deuxième ouvrage tente de remédier.

R. van Dülmen évoque aussi le dilemme qui se pose entre étudier un phénomène qui possède vraisemblablement une dimension européenne, avec un très vaste corpus de sources dans des langues différentes, et le repli plus réaliste sur un seul espace national, qui revient à se couper du contexte européen et peut-être d’explications intéressantes. Enfin, est apparue de façon flagrante l’importance de la définition des termes d’individu, d’individualité ou d’individualisation, quant à l’orientation et au résultat des recherches, ce qui a également été mis en évidence par F.-J. Ruggiu, affirmant qu’en ce qui concerne la question de l’émergence de l’individu, il faut cesser de se « focaliser sur la notion d’apparition (ou de naissance, ou d’émergence, ou d’essor) »[61] et prêter « une attention plus marquée à l’autre terme de la proposition » : la notion d’individu, et peut-être aussi celle de self.


[1] P. Boucheron, « L’historien et son autre : remarques sur la saisie de l’individu et la recherche historique », in P. Michon dir., L’individuation dans les sciences sociales aujourd’hui. Papiers du collège international de philosophie, 1998, n°42, p. 51.

[2] J. Burckhardt, La civilisation de la Renaissance en Italie, Le Livre de Poche, Paris, 1958, [1860], 2 t.. 

[3] A. J. Gourevitch, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, Seuil, Paris, 1997, 321 p..

[4] On peut citer notamment : R. van Dülmen, Die Gesellschaft der Aufklärer : zur bürgerlichen Emanzipation und aufklärerischen Kultur in Deutschland, Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort, 1986, 204 p., Id., Theater des Schreckens : Gerichtspraxis und Strafrituale in der frühen Neuzeit, Beck, Munich, 1995, 240 p., et Id., Kultur und Alltag in der Frühen Neuzeit, Beck, Munich, 2005, [1990-1999], 3 vol.. La plupart de ses ouvrages ont été traduits en anglais, parfois en espagnol ou même en japonais.

[5] R. van Dülmen, Die Entdeckung des Individuums, 1500-1800, Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort, 1997, 175 p., et R. van Dülmen dir., Entdeckung des Ich. Die Geschichte der Individualisierung vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Böhlau Verlag, Cologne-Weimar-Vienne, 2001, 638 p.. À ce jour, ces deux ouvrages n’ont fait l’objet d’aucune traduction en français.

[6] F.-J. Ruggiu, « Les notions d’ « identité », d’ « individu » et de « self » et leur utilisation en histoire sociale », in M. Belissa et alii, Identités, appartenances, revendications identitaires, Nolin, Paris, 2005, p. 399.

[7] F.-J. Ruggiu, art. cit.., p. 405, note 43.

[8] O. Ulbricht, « Ich-Erfahrung : Individualität in Autobiographien », in R. van Dülmen dir., op. cit., p. 109-144.

[9] « die Entdeckung des Individuums im 16. Jahrhundert », in R. van Dülmen, op. cit., p. 15.

[10] J. Burckhardt, op. cit., p. 197.

[11] A. Gourevitch, op. cit., et W. Ullmann, The individual and society in the Middle Ages, Johns Hopkins Press, Baltimore, 1974, 161 p.. 

[12] « religiöser Individualismus », in R. van Dülmen, op. cit., p. 19.

[13] « das Interesse [] an der eigenen Person deutlich profan », in R. van Dülmen, op. cit., p. 25.

[14] « einer Wissenschaft vom Menschen », in R. van Dülmen, op. cit., p. 63.

[15] G. della Porta, De humane physiognomonia, G. Cacchio, Sorrente, 1586, reprod. fac. sim., Aux Amateurs de Livres ed., Paris, 1990, 265 p..

[16] A. Vesalius, De humani corporis fabrica, Bâle, 1543, reprod. fac. sim., Les Belles Lettres, Paris, 2001, 694 p..  

[17] « die Inszenierung des Selbst », in R. van Dülmen, op. cit., p. 85.

[18] « [] für ihr Leben einen subjektiven Sinn suchten und bestrebt waren », in R. van Dülmen, op. cit., p. 87.

[19] « der säkulare Individualismus », in R. van Dülmen, op. cit., p. 147.

[20] « physiognomischen Raserei », in R. van Dülmen, op. cit., p. 73.

[21] K.-F. von Irwing, Erfahrungen und Untersuchungen über den Menschen, Real-Schule Verlag, Berlin, 1773, 96 p.. Ph. Moritz a publié l’un des premiers périodiques de psychologie, le Magazin zur Erfahrungsseelenkunde als ein Lesebuch für Gelehrte und Ungelehrte (1783-93).

[22] « [] stärkte bei Männern wie Frauen das Selbstbewusstsein », in R. van Dülmen, op. cit., p. 109.

[23] « der Prozess der Selbstbeobachtung und Selbsterkenntnis », in R. van Dülmen, op. cit., p. 39.

[24] « das Bewusstsein von der eigenen Person [] ist keine Naturanlage, sondern das Produkt einer sozialen Erziehung », in R. van Dülmen, op. cit., p. 62. Le lien entre exigence de discipline et individualisation des comportements rappelle les théories du sociologue allemand N. Élias, qui analysait l’émergence de l’individu comme le fruit d’un lent « processus de civilisation » né de la complexification des sociétés, multipliant les interdépendances entre des individus différenciés, et de l’affirmation de l’État moderne, devenant le seul détenteur de la violence légitime. L’intériorité de l’individu s’en trouve développée dans des proportions nouvelles, notamment parce que l’intériorisation des contraintes sociales en une autocontrainte pousse à davantage de réflexion sur soi, in N. Elias, La dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, Paris, 1991, [1939],
328 p.. 

[25] « die bürgerliche Kernfamilie », in R. Van Dülmen, op. cit., p. 118.

[26] « als Geburtsstätte moderner Individualität », in R. van Dülmen, op. cit., p. 118.

[27] « […] einer Individualisierung […] Lebenstrategien », in R. van Dülmen, op. cit., p. 120.

[28] « der bürgerliche Roman », in R. van Dülmen, op. cit., p. 135.

[29] F.-J. Ruggiu, art. cit., p. 405, note 43. On trouve une critique similaire sous la plume d’E. Kormann : « Solch teleologisches Geschichtsverständnis [] manifestiert sich noch in Buchtiteln wie Die Entdeckung des Individuums », in E. Kormann, Ich, Welt und Gott. Autobiographik im 17. Jahrhundert, Böhlau Verlag, Cologne-Weimar-Vienne, 2004, p. 7.     

[30] « [] die autobiographischen Texte [] sind Ausdruck die [bürgerliche Emanzipation] », in R. van Dülmen, op. cit., p. 87.      

[31] R. van Dülmen, « Einleitung », in R. van Dülmen dir., op. cit., p. 1-7.

[32] « Entdeckung des selbst », in R. van Dülmen dir., op. cit., p. 106.

[33] « der Individualisierungsprozess », in R. van Dülmen, art. cit., p. 1.         

[34] « Als vorrangige Quellen des Selbst stehen uns zahlreiche Selbstzeugnisse zur Verfügung. Aber das Individuum äussert sich nicht nur unmittelbar in diesen Zeugnissen [] », in R. van Dülmen, art. cit., p. 4.

[35] W. Schulze, « Ego-Dokumente : Annährung an den Menschen in der Geschichte ? Vorüberlegungen für die Tagung « Ego Dokumente » », in W. Schulze dir., Ego-Dokumente : Annäherung an den Menschen in der Geschichte, Akademic Verlag, Berlin, 1996, p. 11-30.

[36] « die Ambivalenz », in R. van Dülmen, art. cit., p. 1. 

[37] le « Ich-Gefühl » qu’il distingue de « Individuum zu sein », in R. van Dülmen, art. cit., p. 4.

[38] « einem offenen Ich-, Individuums- und Individualitätsbegriff », in R. van Dülmen, art. cit., p. 2.

[39] « Der Individualitätsbegriff [] muss historisiert und sozial differenziert werden », in R. van Dülmen, art. cit., p. 1.

[40] « die Geschichte der Individualisierung », in R. van Dülmen, art. cit., p. 3.

[41] « Das moderne Individuum entstand nicht in freier Erfindung, sondern ist Produkt einer stetigen Anpassung », in R. van Dülmen, art. cit., p. 5.

[42] « Spüren der Individualität im Mittelalter und in der Renaissance », in R. van Dülmen dir., op. cit., p. 9.

[43] « Entdeckung des Selbst in der Frühen Neuzeit », in R. van Dülmen dir., op. cit., p. 107.

[44] O. Ulbricht, « Ich-Erfahrung : Individualität in Autobiographien », in R. van Dülmen dir., op. cit., p. 109-144.

[45] « [die] Ich-Erfahrung », in O. Ulbricht, art. cit., p. 109.

[46] P. Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, Paris, 1996, [1975], p. 14.

[47] H. von Weinsberg, Das Buch Weinsberg. Kölner Denkwürdigkeiten aus dem 16. Jahrhundert, K. Höhlbaum ed., Publikationen der Gesellschaft für rheinische Geschichtskunde, Alphons Dürr Verlag, Leipzig, 1886-1897,
5 vol., B.N.F. 8-M-6056 (3), (4), (16, 3), (16, 4), (16, 5).

[48] M. Schwarz, Un banquier mis à nu : autobiographie de Matthäus Schwarz, P. Braunstein ed., Gallimard, Paris, 1992, 143 p..

[49] Il s’agit d’écrits ayant un contenu dominé par le thème du soi, rédigés de façon libre par leur auteur, selon la définition de S. Leutert et G. Piller, « Deutschschweizerische Selbstzeugnisse (1500-1800) als Quellen der Mentalitätgeschichte. Ein Forschungsbericht », Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 1999, n°49,
p. 197-221.

[50] Telle qu’elle a pu être définie par M. Foisil, « L’écriture du for privé », in Ph. Ariès et G. Duby, Histoire de la vie privée, Seuil, Paris, 1986, t.3, p. 331-369, ou par F.J. Ruggiu, comme « toutes les formes d’une prise de parole des Français, [] transcrite sur le papier [] » de façon « directe et sans intermédiaire ». Voir F.-J. Ruggiu, « Introduction », in J.-P. Bardet et F.-J. Ruggiu dir., Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé, PUPS, Paris, 2005, p. 7.

[51] La notion englobe donc aussi les sources judiciaires, d’après W. Schulze, art. cit.. 

[52] « [] es ist nicht einsichtig, dass ein Gattung, die ja nicht auf den Staat bezogen ist, die keine öffentlichen Funktionen hat (in drei viertel der Fälle) und ausdrücklich für die Kinder geschrieben ist, durch die Makro-Entwicklung in einem solchem Masse beeinflusst wird », in O. Ulbricht, art. cit., p. 110.

[53] « Für die Auobiographien der Frühen Neuzeit scheint es sinnvoll, einen relativ einfachen Begriff zugrunde zulegen und darauf Schichten aufzubauen, um so Individualität auch auf niedriger Stufe der Ausbildung einfangen zu können », in O. Ulbricht, art. cit., p. 111.

[54] « begreifen [] seine Unverwechselbarkeit », in O. Ulbricht, art. cit., p. 111.

[55] « Sinn für Individualität », in O. Ulbricht, art. cit., p. 118.

[56] « Blick auf das Innere », in O. Ulbricht, art. cit., p. 122.

[57] « Tiefen des Unterbewusstsein », in O. Ulbricht, art. cit., p. 128.

[58] « die bewusste Trennung von [Ich und Welt] », in O. Ulbricht, art. cit., p. 138. Pour cette notion de « séparation entre le soi et le monde », O. Ulbricht a pu s’inspirer de Freud, qui considère que la discipline que l’individu s’impose afin de réprimer ses pulsions, dilate son intériorité, et engendre la perception d’un soi autonome, en rupture avec le monde. Il conçoit notamment la période de l’enfance comme le moment de l’abandon progressif d’un sentiment « océanique », d’un moi qui ne connaît pas de frontière avec le « monde extérieur ». La confrontation avec les contraintes familiales et sociales conduit le moi à « se détache[r] du monde extérieur », grâce au développement du « sur-moi », en particulier sous la forme d’une « conscience morale », qui « censure » les « actions et les visées du moi » sur le monde extérieur. Ainsi naît une forme de profondeur du moi, d’intériorité en rupture avec le monde extérieur – « ce moi qui nous apparaît autonome, unitaire, bien démarqué de tout le reste » – que l’on peut mettre en évidence à travers l’apparition du « sentiment de culpabilité » ou de mauvaise conscience, in S. Freud, Malaise dans la culture, Puf, Paris, 1995, [1929], p. 5-9 et 79-80.

[59] « Eine zusätzliche Dimension scheint in der zweiten Hälfte des siebzehnten Jahrhunderts gewonnen zu werden. », in O. Ulbricht, art. cit., p. 144.

[60] in F.-J. Ruggiu, art. cit., p. 405, note 43.

[61] in F.-J. Ruggiu, art. cit., p. 401.

 

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