SCHULZE (Winfried), « Ego-Dokumente : Annäherung an den
Menschen in der Geschichte ? Vorüberlegungen für die Tagung « Ego Dokumente » »,
in W. Schulze (dir.), Ego-Dokumente : Annäherung an den Menschen in
der Geschichte, Akademic Verlag, Berlin, 1996, p. 11-30.
Par Antoine Odier.
Citant la célèbre comparaison de M. Bloch entre
« l’ogre »
et l’historien, tous deux attirés par « la chair humaine », W. Schulze constate
qu’il n’est pas toujours aisé de trouver des moyens d’accéder aux hommes du
passé, en particulier pour approcher leur intériorité. Certains historiens se
sont résignés à une telle ignorance, affirmant que la dignité de l’homme lui
interdisait de se révéler totalement dans les sources.
D’autres ont dirigé leur intérêt vers les groupes, avec, à partir des années
1970, « le concept controversé de « culture populaire » »,
ou l’histoire des mentalités. Or aujourd’hui, la plupart des études font preuve
d’un « nouvel intérêt pour les personnes particulières »,
et c’est à de tels travaux que W. Schulze, professeur d’histoire moderne à
l’université de Munich, destine sa notion d’Ego-Dokument, qui
« contrairement aux recherches traditionnelles sur les cultures populaires,
s’attache avec plus de vigueur à l’étude de la perception individuelle de la vie
sociale ».
Dans cet article, intitulé « Les ego-documents : au plus près des Hommes dans
l’Histoire ? Réflexions préliminaires au colloque sur les « ego-documents » »,
il propose une présentation de cette notion et de ses enjeux, en guise
d’ouverture à ce colloque qui s’est tenu du 4 au 6 juin 1992 à la fondation
Werner Reimer de Bad Homburg, en Allemagne. W. Schulze a parallèlement dirigé la
publication des actes du colloque, en 1996, sous le titre Les ego-documents :
au plus près des Hommes dans l’Histoire.
Les pages qui suivent constituent une présentation synthétique de son
introduction, où nous avons cherché à retranscrire le plus fidèlement possible
sa conception tout à fait singulière de la notion d’Ego Dokument. Comme
lui, nous en évoquerons successivement la genèse (1), la définition (2), et les
possibles utilisations (3).
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Les origines de la notion d’Ego-Dokument
Malgré des formulations proches, il ne faut pas confondre la notion d’Ego-Dokument
avec l’« ego-histoire »
de P. Nora, les « personal documents »
et « documents of life »
de l’historiographie anglo-saxonne, ou les « human documents »
de Rolf Wilhelm Brednich. En effet, la notion d’Ego-Dokument a été
introduite pour la première fois en 1958 par l’historien hollandais Jakob
Presser (1899-1970), pour désigner les textes dans lesquels un auteur évoque sa
vie personnelle et ses sentiments, c’est-à-dire tous les textes où affleure un
ego.
Mais à l’époque, le terme n’a que peu de succès, du fait de la domination des
études macro-historiques.
À partir des années 1970, le terme connaît un certain succès, au moment où
il est repris par les historiens hollandais Herman van den Dunk
et Rudolf Dekker,
incarnant les « nouvelles recherches d’histoire sociale hollandaise ».
Pour eux, les Ego-Dokumente regroupent toutes les sources qui « donnent
des renseignements sur le point de vue particulier d’une personne, soit d’abord
et principalement des textes autobiographiques ».
Ils se lancent rapidement dans la collecte de ces textes, avec l’inventaire
réalisé jusqu’en 1989 par R. Dekker pour les XVIe et XVIIIe
siècles aux Pays-Bas, qui a recensé environ 1200 titres, incluant parmi les
Ego-Dokumente, les mémoires, journaux, et récits de voyage. Leurs travaux
ont ensuite suscité des collectes similaires dans plusieurs autres pays
d’Europe.
Mais Schulze reste insatisfait de ces travaux, car les recherches sur
l’autobiographie ont montré qu’il s’agissait d’un phénomène très diversifié, ce
qui brise l’unité de la notion d’Ego-Dokument utilisée. Pour certains,
l’autobiographie apparaît comme une pratique essentiellement urbaine et
bourgeoise, alors que pour d’autres, elle est une pratique religieuse, qu’on
retrouve notamment dans les cercles piétistes. Finalement, le genre
autobiographique regroupe une grande diversité de situations d’écriture, et de
stratégies argumentatives. De même, une tentative de définition du point de vue
formel risquerait de faire émerger des problèmes tels que « l’opposition
fondamentale »
entre mémoires et autobiographie, ce qui reviendrait à réduire encore davantage
le corpus. Il ne lui apparaît donc pas légitime de limiter les témoignages
concernant les individus – et la notion d’Ego-Dokument – aux seuls textes
autobiographiques.
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La définition de W. Schulze
Selon lui, les Ego-Dokumente constituent une « notion fructueuse »
si elle n’est « pas utilisée seulement pour le matériel autobiographique ».
En cela, il affirme pouvoir continuer à se revendiquer de l’héritage de J.
Presser, qui aurait « choisi délibérément une formulation ouverte, qui en aucune
manière ne concernait seulement les écrits autobiographiques
[…] »,
puisqu’il définissait les Ego-Dokumente comme toutes les sources dans
lesquelles « un ego se dissimule ou se révèle, de façon volontaire ou
involontaire ».
Schulze propose alors sa propre définition : « Les critères communs de
tous les textes qui peuvent être qualifiés d’Ego-Dokument devraient être
de présenter des témoignages ou des fragments de témoignages qui – même sous une
forme rudimentaire ou travestie – donnent une information sur la perception,
obtenue de façon libre ou sous la contrainte, qu’une personne a d’elle-même, au
sein de sa famille, de sa paroisse, de son pays, ou de sa strate sociale, ou
bien reflètent son rapport à ces structures et à leurs modifications. Ils
devraient expliquer le comportement d’une personne individuelle, dévoiler ses
peurs, expliquer ses savoirs, mettre en lumière ses valeurs, refléter son
expérience de la vie et ses attentes. »
Il s’agit donc davantage d’un critère de contenu, privilégiant l’étude de
parcours individuels, que d’un critère de forme – jugé sans aucun fondement – ce
qui se traduit par l’intégration au corpus de documents très variés :
autobiographies, correspondances, journaux, livres de comptes, testaments,
jusqu’aux sources administratives et judiciaires (interrogatoires, dépositions
de témoins lors de procès, déclarations d’impôt…). Il suffit que ces textes
soient centrés sur un individu, et que ce dernier ait été impliqué, de près ou
de loin, dans leur rédaction. Les archives judiciaires permettant, en effet,
d’approcher toute la diversité de la vie quotidienne des individus,
particulièrement dans le cas de « personnes dites « normales » »,
appartenant à des « couches sociales variées »,
et ne sachant pas forcément lire et écrire.
Il reste néanmoins conscient de la prudence dont il faut faire preuve lors
de l’étude de ces sources judiciaires, qui fournissent parfois des témoignages
déformés, obtenus contre la volonté du sujet, exprimant davantage l’idéologie
religieuse ou politique des institutions que la personnalité des individus. Mais
parallèlement, il rappelle que les textes autobiographiques obéissent eux aussi
à des conventions littéraires, sociales ou religieuses, qui déforment les
informations qu’ils pourraient nous apporter, si bien que, pour une grande
partie de l’époque moderne, il n’hésite pas à appliquer à l’autobiographie en
général les propos de J.-M. Goulemot concernant les mémoires, affirmant qu’ils
« s’arrêtent là où commencent le privé et l’intime ».
Pour lui, tous les types de sources inclus dans sa notion d’Ego-Dokument
possèdent leurs contraintes. Il faut donc relativiser la prétendue originalité
des autobiographies, cesser de rejeter les sources judiciaires rédigées de la
main d’un tiers, et privilégier le critère du contenu.
-
Le projet de l’ouvrage
Ego-Dokumente : Annäherung an den Menschen in der Geschichte
se propose d’offrir des études du « spectre le plus vaste possible de types d’Ego-Dokumente »,
pour la période qui s’étend « entre le Moyen Âge tardif et la fin au XVIIIe
siècle »,
et ce dans l’Europe entière. Car cette période constitue pour lui une « période
stratégique »,
qui voit l’épanouissement d’un « processus d’individualisation, à travers la
mobilité sociale, les conflits religieux, et le pouvoir grandissant des
appareils administratifs […] ».
La première
partie de l’ouvrage est consacrée aux textes autobiographiques, qui sont
utilisés selon une approche classique, pour l’histoire des mentalités, de la
famille, et des genres. Ils apportent des éléments de réponse aux
questionnements concernant l’intégration des individus à l’intérieur de leur
famille ou de leur paroisse, leur regard sur leur corps, ou leur expérience de
la maladie.
La seconde partie s’intéresse aux sources permettant d’approcher des
« personnes simples »,
leur existence, croyances et savoirs, afin de ne plus les considérer comme des
anonymes selon « l’approche statistique d’une histoire sérielle des mentalités ».
Il s’agit par exemple, d’étudier les lettres de supplication des serfs du
Schleswig-Holstein au début du XVIIe siècle,
les examens d’admission aux postes de juge dans les tribunaux
du Saint Empire romain germanique, ou les correspondances des indigents en
Angleterre.
Enfin, la troisième partie s’intéresse aux observations que l’on peut
faire sur des personnes singulières à partir de sources juridiques et
administratives – notamment des interrogatoires – en s’éloignant des sources
autobiographiques classiques. On y observe selon lui, l’existence d’un
« parallélisme entre discipline et individualisation »,
qui « rend ces sources si précieuses ».
En effet, le « nouveau regard sur les Hommes et les mobiles de leurs actions »
dont elles témoignent, serait né de l’« exigence de discipline de l’État et de
la religion »,
bouleversant du même coup les comportements. Ces textes permettraient donc
d’approcher d’un autre point de vue, au plus près des acteurs sociaux, ces
« grands processus civilisationnels de rationalisation et d’individualisation ».
Par certains aspects, l’approche de W. Schulze s’avère donc très
séduisante, puisqu’elle propose de dépasser des frontières jugées artificielles,
notamment celles des genres littéraires, pour mettre la personne particulière
au centre des recherches, et rassembler ensuite autour d’elle toutes les sources
disponibles pouvant l’éclairer, sans se limiter à celles qu’elle a pu produire
de son plein gré. Sa notion d’Ego-Dokument permet ainsi de ne pas se
limiter à l’étude d’individus sachant lire et écrire, et de tirer parti d’un
grand nombre de sources.
Cependant, ses travaux semblent avoir eu peu de succès, notamment en
Allemagne. En effet, la majorité des ouvrages récents utilise non pas la notion
d’Ego-Dokument, mais celle de Selbstzeugnis, qui se limite aux
écrits ayant un contenu dominé par le thème du soi, et qui ont été rédigés de
façon libre par leur auteur. Ainsi, l’ouvrage de Patrice Veit, Von der
dargestellten Person zum erinnerten Ich, publié en 2001, utilise la notion
de Selbstzeugnis, considérant celle d’Ego-Dokument comme un
« élargissement »
de la première. On trouve même une critique de la notion d’Ego-Dokument
dans un article de Sebastian Leutert et Gudrun Piller, dans lequel ils
présentent leur recensement des Selbstzeugnisse de Suisse alémanique
entre 1500 et 1800.
Au cours de cet inventaire dirigé par Kaspar von Greyerz, réalisé en 1998, les
deux auteurs se sont interrogés sur la notion la plus appropriée à utiliser.
Pour eux, le concept d’Ego-Dokument de W. Schulze présente les
inconvénients de générer une masse trop importante de documents, et d’associer
des textes écrits librement avec des textes qui peuvent avoir été écrits sous la
torture. Le critère de la « libre volonté »
de l’auteur leur semble donc constituer un « aspect central » des sources
concernant le thème du soi. On trouve la même préférence pour la notion de
Selbstzeugnis chez Benigna von Krusenstjern,
Klaus Arnold,
ou Richard Van Dülmen.
Aux Pays-Bas, R. Dekker critique aussi une telle interprétation de la notion de
J. Presser, affirmant que « lorsque [son]
sens est étendu à ce point […],
la notion perd son intérêt ».
Enfin, il est possible que l’idée proposée d’un lien entre, exigence de
discipline de la part des institutions, individualisation, et rationalisation,
que l’on retrouve aussi chez R. van Dülmen, trouve sa source dans les travaux de
sociologues allemands, tels que M. Weber
ou N. Elias.
Il pourrait s’agir d’une partie des fondements théoriques qui ont guidé
l’historiographie allemande dans ses recherches concernant l’individu et le
thème du soi.
« diese
Quellen so wertvoll macht », in W. Schulze, art. cit., p. 30.
« eine Erweiterung », in F. Brändle et
alii, « Texte zwischen Erfahrung und Diskurs : Probleme der
Selbstzeugnisforschung », in K. Von Greyerz, H. Medick et P. Veit,
Von der dargestellten Person zum erinnerten Ich, Europäische
Selbstzeugnisse als historische Quellen (1500-1850), Böhlau Verlag,
Cologne-Weimar-Vienne, 2001, p. 7.
S. Leutert et G.
Piller, « Deutschschweizerische Selbstzeugnisse (1500-1800) als Quellen
der Mentalitätgeschichte.
Ein Forschungsbericht »,
Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 1999, n°49,
p. 197-221.
pour M. Weber, le
propre de « l’Occident » et de la « civilisation moderne de l’Europe »
est d’avoir vu, comme nulle part ailleurs, la montée en puissance des
comportements rationnels et individuels. Ils ont été favorisés en
particulier par « l’État moderne », doté d’une « administration »,
imposant des « règles établies et rationnelles », qui disciplinent le
comportement des individus, mais aussi par le capitalisme, qui contribue
à canaliser la « pulsion irrationnelle » de « recherche du profit » des
individus dans des activités « rationnelle[s]
et continue[s] ».
Dans le cadre de ces processus de « rationalisation », les Hommes ont
progressivement dû adopter « une conduite de vie caractérisée par un
rationalisme pratique », en rupture avec les « puissances magiques et
religieuses », ainsi qu’avec les communautés traditionnelles, in
M. Weber, Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996,
[1920],
p. 489-508.
Pour N. Elias,
l’émergence de l’individu en Europe occidentale est le fruit d’un lent
« processus de civilisation » identifiable depuis la fin du Moyen-Âge.
Il se définit par une tendance à la pacification des mœurs et à
l’autocontrôle de soi, liée à la complexification des sociétés (qui
multiplie les interdépendances entre des individus différenciés), ainsi
qu’au développement de l’État moderne (qui devient le seul détenteur de
la violence légitime). L’intériorité de l’individu se développe
notamment du fait de l’intériorisation des contraintes sociales en une
autocontrainte, synonyme de davantage de réflexion sur soi, ou de
l’avènement du sentiment de honte et de pudeur, in N. Elias,
La dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, Paris, 1991,
[1939],
328 p.