KORMANN (Eva), Ich, Welt und Gott.
Autobiographik im 17. Jahrhundert, Böhlau Verlag, Cologne-Weimar-Vienne,
2004, 357 p., et OLEJNICZAK (Verena), « Heterologie. Konturen frühneuzeitlichen
Selbstseins jenseits von Autonomie und Heteronomie », Zeitschrift für
Literaturwissenschaft und Linguistik, 1996, n°101, mars, p. 6-36.
Par Antoine Odier.
Si le mythe grec de Narcisse ou les miroirs de bronze retrouvés dans les
tombeaux égyptiens de l’Ancien Empire (2815-2400 av. J.-C.) témoignent de la
précocité du goût des individus pour l’observation de soi,
les sociétés humaines ont diversement apprécié ce type d’attitude au cours de
l’Histoire, insistant souvent sur le caractère maléfique de l’apparition du
double. Selon E. Kormann, professeur de littérature allemande à l’Université de
Karlsruhe, l’étude du recours au miroir – qu’il soit réel ou symbolique – en vue
d’obtenir ou de produire une représentation de soi, nécessite donc que l’on
prenne en compte « sa double fonction descriptive et prescriptive »,
du fait de l’influence des représentations collectives.
Prenant pour objet d’étude le « miroir de l’écriture autobiographique »
et plus précisément les autobiographies de femmes en langue allemande du XVIIe
siècle, elle nous propose, dans son ouvrage Ich, Welt und Gott.
Autobiographik im 17. Jahrhundert (Moi, le monde et dieu.
L’autobiographie au XVIIe siècle), paru en 2004, une réflexion
sur les structures textuelles des représentations de soi. Leur étude vise à
mettre en lumière les « formes de subjectivité »
propres au XVIIe siècle, dans le cadre d’une remise en question de
l’idée d’une naissance ex nihilo de la « subjectivité autonome »
au XVIIIe siècle, dans les œuvres de Rousseau ou de Goethe.
En lien avec son choix de sources, sa grille d’analyse est très marquée
par les gender studies. Mais il s’agit d’un aspect de son travail qui
sera peu développé dans ce compte-rendu, car grâce à de très nombreuses
comparaisons avec des textes rédigés par des hommes, elle aboutit finalement à
un propos valable aussi bien pour les hommes que pour les femmes, notamment en
ce qui concerne la notion phare qu’elle emprunte à V. Olejniczak
: l’« hétérologie » de la représentation de soi au XVIIe siècle.
Nous présenterons de façon synthétique les travaux de ces deux
chercheuses, en précisant d’abord les spécificités de la démarche d’E. Kormann
dans le contexte des études publiées en Allemagne sur l’histoire de l’individu
et du soi (I), avant d’exposer le contenu de la notion d’« hétérologie » chez E.
Kormann et V. Olejniczak (II), ainsi que deux cas concrets de son utilisation
dans les textes (III).
I. Une
approche bien spécifique : mettre à jour les formes de la subjectivité dans les
autobiographies du XVIIe siècle
Souhaitant se démarquer des études consacrées à la naissance de l’individu
dans les Selbstzeugnisse ou les Ego-Dokumente, E. Kormann se
propose d’organiser son travail autour de la notion de subjectivité, dont elle
souhaite observer les formes dans les autobiographies du XVIIe
siècle.
- Une
étude historique du genre autobiographique
Du fait de sa formation littéraire, E. Kormann ressent la nécessité de
dépasser le débat historiographique classique en Allemagne, entre partisans des
Selbzeugnisse et défenseurs des Ego-Dokumente. Pour elle, « les
notions de Dokument [document]
ou de Zeugnis [témoignage]
suggèrent la possibilité d’un accès non déformé à une réalité située hors du
texte, tandis que la notion d’autobiographie renvoie clairement à l’idée
d’écriture, et inévitablement à celles de textualité et de construction »,
d’où sa préférence pour cette dernière. Néanmoins, la notion d’autobiographie
possède elle aussi ses inconvénients, qu’E. Kormann qualifie d’« apories de la
théorie de l’autobiographie »,
et s’efforce d’évacuer au cours d’un vaste chapitre. Elle reproche en
particulier aux auteurs allemands du début du XXe siècle,
d’avoir élaboré une « définition de l’autobiographie qui a longtemps prédominé,
comme représentation unifiée d’un sujet autonome »,
sur le modèle des œuvres de Goethe et de Rousseau. De ce point de vue, seuls les
textes des XVIIIe et XIXe siècles – rédigés dans le
contexte du « développement complet de la bourgeoisie »,
ayant créé les conditions matérielles de l’autonomie du sujet – sont
susceptibles de constituer des autobiographies dignes d’intérêt. Pour ces
auteurs, le XVIIe siècle ne joue qu’un rôle mineur, tous les textes
publiés avant le XVIIIe siècle étant de toute façon appréhendés sur
un mode téléologique, qui consiste essentiellement à en stigmatiser les
imperfections par rapport au modèle à venir.
Souhaitant inclure et réhabiliter les textes du XVIIe siècle,
E. Kormann doit donc forger une définition beaucoup plus large du genre
autobiographique, comprenant tous « les textes dans lesquels un auteur ou une
auteure s’intéressent à eux-mêmes (au sens du pacte autobiographique de P.
Lejeune) et dans lesquels ils décrivent des vies ».
Son corpus d’étude comprend donc aussi des diaires et des chroniques, puisque le
mode de rédaction du texte n’entre pas en ligne de compte. Finalement, elle
propose sans le dire, une notion proche de celle de Selbstzeugnis,
désignant par là des textes « dans lesquels un pacte référentiel est proposé »,
ce qui conduit leur auteur – de son plein gré – à « mêler par l’écriture le je
et la vie, c’est-à-dire : opérer des choix, construire, modeler ».
À travers cette définition, E. Kormann rend hommage à Ph. Lejeune dont elle
reprend partiellement le « concept influent de pacte autographique ».
Elle lui attribue notamment d’avoir mis à jour l’importance de la relation nouée
entre l’auteur et le lecteur dans la définition de l’autobiographie, permettant
du même coup d’évacuer le critère du sujet autonome. Elle affirme également
l’importance des travaux de M. Mascuch sur la naissance de l’individualisme en
Angleterre,
qui ont contribué à montrer que « le sujet autonome, l’individu, n’est plus la
finalité constitutive et inévitable du développement de soi de la personnalité
humaine, mais une forme de subjectivité parmi beaucoup d’autres, historique et
contingente ».
Cet intérêt pour les formes de subjectivité constitue le second volet de son
approche.
- Une
étude des formes de subjectivité au XVIIe siècle
L’emploi privilégié du terme de subjectivité semble destiné à éviter
l’écueil d’une compréhension téléologique de l’histoire de l’individu et de son
émergence. En effet,
E. Kormann souhaite se distinguer des travaux présupposant l’existence d’« un
développement linéaire de la conscience de soi des individus, de l’hétéronomie
ou soumission à une légalité étrangère et extérieure à l’individu, vers
l’autonomie, c’est-à-dire une individualité qui élabore ses lois en elle-même ».
Elle dénonce la persistance de cette approche réductrice et trop abstraite,
notamment dans les travaux de R. van Dülmen,
où celle-ci l’empêche d’étudier les textes « dans leur singularité, dans leur
particularité ».
On peut mettre en relation cette volonté de s’extraire de la « dialectique de
l’autonomie et de l’hétéronomie »
avec les travaux de F.-J. Ruggiu, en France, qui évoque de façon similaire la
nécessité d’abandonner les approches articulées autour d’une « dialectique de la
dépendance et de l’autonomie ».
Mais plutôt que d’utiliser le terme de self – proposé par F.-J.
Ruggiu, à la suite des travaux du philosophe Ch. Taylor
– pour éviter ceux d’individu ou de sujet autonome, trop marqués par ces
approches téléologiques, E. Kormann privilégie la notion de subjectivité,
définie comme « une qualité que possèdent toutes les créatures dotées d’une
conscience de soi »,
de façon transhistorique. Dès lors, il ne s’agit plus d’étudier une évolution
linéaire, mais les variations contingentes des « formes de subjectivité »,
donc de conscience de soi, en fonction de divers facteurs : « la culture,
l’époque, la confession et les groupes d’appartenance des scripteurs. »
Approuvant l’idée selon laquelle le sujet autonome n’existe pas au XVIIe
siècle, E. Kormann pense qu’il demeure néanmoins possible d’utiliser cette
notion de subjectivité dans les textes de cette période. Il s’avère alors
nécessaire d’en caractériser les formes spécifiques.
II. Une
notion phare : la dimension hétérologique de la subjectivité au XVIIe
siècle
Pour sortir de cette « dialectique de l’autonomie et de l’hétéronomie »,
E. Kormann propose la notion d’hétérologie, qui permet de caractériser – sans
référence à un schéma d’explication téléologique – les grands traits de la
représentation de soi des auteurs d’autobiographies du XVIIe siècle.
Il s’agit pour elle de tenir ensemble, rareté de l’expression des sentiments et
des jugements personnels, ne préjugeant pas d’une absence de subjectivité, ainsi
qu’abondance des propos consacrés à des personnes ou à des événements plus ou
moins proches de l’auteur.
- L’hétérologie
dans les autobiographies du XVIIe siècle
Selon E. Kormann, l’étymologie de la notion permet d’en saisir le sens :
« hétérologie se compose des mots grecs héteros/hétera (l’autre) et
logos (le discours) ».
À travers ce terme, il s’agit donc de souligner que chez les auteurs étudiés, la
représentation, la prise de conscience de soi, se construit avant tout en
parlant d’autres que soi. Bien que ces auteurs n’écrivent généralement que très
peu à propos d’eux-mêmes, de leurs sentiments, ou de leurs réflexions – c’est
l’une des caractéristiques majeures de ce type de textes – E. Kormann pense que
ces derniers développent pourtant leur position de sujet en parlant des autres :
« des considérations sur l’autre […],
sur la famille, l’entourage, la communauté des croyants ou dieu peuvent
constituer des descriptions de soi – hétérologiques –
[…]. »
De par son étymologie, le terme apparaît bien en retrait du débat
autonomie-hétéronomie, puisque ce dernier s’organise autour de la question de
l’obéissance à des normes produites par des instances extérieures ou intérieures
à l’individu, comme le laisse entendre la racine grecque nomos (la loi).
On peut néanmoins regretter qu’E. Kormann questionne assez peu cette
définition et les mécanismes qu’elle sous-tend pour la constitution du sujet. La
suite de son ouvrage consiste essentiellement à repérer l’hétérologie des
représentations de soi des auteurs, à l’intérieur de leurs textes, de façon très
stylistique et descriptive, sans tenter d’expliquer ce que cette forme de
subjectivité partage avec les spécificités sociales, intellectuelles ou
culturelles du XVIIe siècle. Une démarche en ce sens avait pourtant
été initiée dans l’article de V. Olejniczak – qui avait initialement proposé la
notion d’hétérologie, et dont E. Kormann se réclame – paru dans le
Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, périodique allemand
d’études littéraires et de linguistique.
- L’hétérologie
chez Montaigne et Descartes
Cet article propose en effet, une mise en rapport de la notion d’hétérologie
avec le contexte intellectuel des XVIe et XVIIe siècles,
au travers de deux textes qui ont pu servir de modèles aux futurs rédacteurs
d’autobiographies, dans leur façon d’écrire mais peut-être aussi dans leur façon
de se comprendre et de se représenter eux-mêmes. Il s’agit d’abord des Essais
de Montaigne (1572), dans lesquelles V. Olejniczak souligne la sensibilité de
l’auteur pour la versatilité de son être, en dépit de son observation
attentive :
« Moy qui m’espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur
moy […]
à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve chez moy.
[…]
J’ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à crouler, et si
prest au branle, et ma veue si desréglée, qu’à jun je me sens autre, qu’après le
repas : si ma santé me rid, et la clarté d’un beau jour, me voylà honneste
homme : si j’ay un cor qui me presse l’orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant
et inaccessible. […]
Il se fait mille agitations indiscrettes et casueles chez moy. Ou l’humeur
mélancholique me tient, ou la cholerique ; et de son authorité privée, à cett’
heure le chagrin predomine en moy, à cette heur l’allegresse. »
À travers ces
lignes, tout se passe comme si Montaigne prenait conscience que se joue en
lui-même un « processus de perpétuelle variation de soi »,
qui nécessite qu’il s’intéresse à une altérité située au plus profond de son for
intérieur. V. Olejniczak définit ainsi l’hétérologie et les formes de
subjectivité de l’époque moderne à la manière d’un « potentiel de
transcendance »
très élevé, c’est-à-dire une grande ouverture à l’autre, à l’altérité, qu’il
s’agisse « de réalités concrètes ou intersubjectives – le monde – »,
comme chez Montaigne, ou d’une altérité comprise au sens théologique : « dieu ».
Elle met en évidence l’importance de cette seconde dimension de l’hétérologie
dans la philosophie de Descartes. Le Discours de la méthode (1637) ou les
Méditations métaphysiques (1647) donnent à voir la même tendance au doute
que chez Montaigne, notamment lorsque Descartes fait l’hypothèse qu’un
« trompeur très puissant et très rusé »
emploie « toute son industrie à [le]
tromper toujours ». Or il semble ensuite trouver dans la proposition « Je
pense, donc je suis »
la seule et unique « vérité » incontestable, capable de résister aux « plus
extravagantes suppositions des sceptiques », et susceptible de constituer « le
premier principe de la philosophie ». Cette proposition – le cogito –
revient à définir le soi, le je, comme étant « le sujet du doute »,
alors qu’une telle définition de la conscience de soi par la conscience de son
propre doute reste très rudimentaire. Elle n’a rien de spécifiquement individuel
– elle ne permet pas de distinguer entre la conscience de soi de deux individus
– et surtout, elle se révèle incapable d’établir « la continuité du je »
à travers le temps. C’est pourquoi Descartes doit recourir à des « garanties »
extérieures pour assurer la permanence de l’individu et de la conscience de
soi : « ces garanties, […]
Descartes les trouve en dieu. »
En ce sens, V. Olejniczak évoque une « relativisation massive,
hétérologique, du cogito »
chez Descartes, que l’on pourrait opposer à l’approche uniquement psychologique
de l’individu introduite quelques années plus tard par Locke dans l’Essai sur
l’entendement humain (1690-1694). Cette fois, le recours à la transcendance
divine est inutile, puisque les notions d’« identité personnelle »
et de « conscience de soi » rendent comptent de l’unicité de l’individu, tandis
que la « mémoire » assure son identité transtemporelle. Pour lui, l’individu n’a
besoin de personne d’autre que de lui-même pour se définir et se décrire.
Cependant, ni E. Kormann, ni V. Olejniczak n’évoquent la pensée de Locke et son
impact sur l’autobiographie et les « formes de subjectivité ». Même si certains
des textes étudiés datent du début du XVIIIe siècle, seul leur
caractère hétérologique est pris en compte.
III.
Quelques cas concrets : l’hétérologie à l’épreuve des textes
Après une première partie consacrée aux « fondements théoriques »
de sa démarche, l’ouvrage d’E. Kormann passe en revue un corpus de vingt-deux
autobiographies ayant fait l’objet d’une édition préalable. Elles sont
regroupées en trois catégories – les « autobiographies protestantes et
piétistes »,
les « chroniques monastiques »,
et les « chroniques familiales »
– qui constituent les trois parties de l’ouvrage consacrées à l’analyse des
textes. Deux d’entre eux ont particulièrement retenu notre attention.
- L’hétérologie
dans la Vie de Jeanne Éléonore Petersen (1644-1724)
La Vie de Jeanne Éléonore Petersen,
née von Merlau, véritable autobiographie spirituelle piétiste, a été publiée de
son vivant, en 1718. Issue d’une famille de la petite noblesse de Francfort
déclassée par la guerre de Trente ans, contrainte à la vie religieuse, elle
s’est rendue célèbre par son implication au sein du mouvement piétiste, qu’elle
a contribué à développer grâce à son abondante production de textes
théologiques, avant d’épouser le pasteur piétiste Jean Petersen. Elle s’est donc
immiscée dans un monde très masculin, celui des débats théologiques,
transgressant l’interdiction paulinienne faite aux femmes de prêcher, ce qui
rend son rapport à l’écriture particulièrement intéressant.
À travers cette autobiographie qui place dieu au centre de la démarche
d’écriture et semble faire disparaître la personne de l’auteur, E. Kormann tente
néanmoins de montrer l’ambiguïté du rapport qui lie Jeanne Petersen à dieu. Si
le récit est organisé autour de sa conversion, puisqu’elle affirme avoir « écrit
l’histoire de [s]a
vie »
pour montrer au lecteur « comment le Seigneur
[l’]a merveilleusement guidée
depuis son enfance et [l’]a
attirée à lui en de nombreuses occasions »,
E. Kormann souligne que « cela ne signifie pas qu’elle réprime complètement sa
personne particulière en la noyant dans l’humilité ».
On ne peut pas parler de déni de soi. « Sa conception d’elle-même n’est pas
autonome, mais pourtant pas nécessairement hétéronome » :
c’est là toute la subtilité de la notion d’hétérologie. L’exercice de la piété
et de l’humilité, en ce qu’il la conduit à écrire cette autobiographie, engendre
l’émergence d’« un soi renforcé »,
« mais ce soi renforcé est ensuite sacrifié à nouveau à l’humilité »,
selon un mouvement cyclique qui se répète indéfiniment. En ce sens, il n’y a
« pas de conscience de soi autonome »
dans cette autobiographie, puisque jamais Jeanne Petersen ne « trouve en
elle-même sa loi et le fondement de ses jugements ».
Mais elle ne dépend pas complètement des préceptes que lui impose sa foi. Il
s’agit pour elle d’un « modèle »
extérieur avec lequel elle entretient un dialogue, et auquel elle n’est pas
réductible.
- L’hétérologie
dans la chronique d’Élias Holl (1573-1646)
Cette ouverture à l’autre se manifeste également au travers de l’étude de
la chronique d’Élias Holl, chef de famille de confession protestante, maître
d’œuvre et architecte à Augsbourg.
Selon un modèle d’écriture très répandu pour ce type de textes, composés
d’entrées annuelles, il choisit, plutôt que de se décrire immédiatement
lui-même, de consigner scrupuleusement les naissances et les décès de ses
proches, particulièrement au sein de sa propre famille. Il note ainsi en 1602 :
« Le 14 novembre, dieu m’a rempli de joie en me donnant mon 6e
enfant, qui était à nouveau une fille. »
Contrairement à Jeanne Petersen, ce n’est donc pas sa confession qui constitue
le trait dominant de son « je dans le texte »,
mais davantage sa famille, et surtout ses travaux d’architecte – il a notamment
dirigé la construction de l’Hôtel de ville d’Augsbourg entre 1615 et 1620 – dont
il fournit un compte-rendu minutieux : « Suit ici, ce que moi, Elias Holl ai
construit avec l’aide de dieu, du temps où j’étais maître d’œuvre
[…]. »
Dans le texte, le soi de Holl se construit bien « à travers la description de
l’autre »,
qu’incarnent ici sa famille, et surtout son « activité de maitre d’œuvre ».
E. Kormann souligne alors la fréquence des phrases construites sur le
modèle de celle-ci, « typique de la conception du je de Holl »,
rédigée en 1641 : « J’ai, par la grâce de dieu, entièrement terminé la
construction de la tour. »
Elle montre bien que la grâce de dieu est indispensable pour le succès des
actions humaines, pourtant dans la formulation de la phrase, le travail de
l’individu est également valorisé. C’est lui qui apparaît en premier, illustrant
la dimension active et dialogique de l’hétérologie, qui la distingue de
l’hétéronomie.
En conclusion, E.
Kormann insiste sur les « grandes différences »
qu’elle a pu observer entre les textes, car chacun d’eux « met en exergue un
contenu différent, […]
et propose dans chaque cas des conceptions de soi différentes ».
Mais leur point commun reste que ces dernières se « constituent à partir de la
relation à d’autres, c’est-à-dire la famille ou dieu, soit à d’autres choses
[…] »,
comme le métier ou l’implication dans des établissements de charité. La notion
d’hétérologie permet donc de tenir ensemble de façon très synthétique les
caractéristiques constitutives des textes autobiographiques du début de l’époque
moderne – rareté de l’expression des sentiments et jugements personnels, ainsi
qu’abondance des propos consacrés à dieu ou à des personnes et événements plus
ou moins proches de l’auteur – que l’on retrouve de façon similaire hors de
l’espace germanique, notamment en France.
D’un point de vue méthodologique, on peut cependant regretter que
l’ouvrage se borne le plus souvent à justifier le bien-fondé de la notion d’hétérologie,
en relevant tous les éléments stylistiques susceptibles de l’illustrer dans les
textes. À l’inverse, le travail de mise en perspective de cette notion avec le
contexte social ou intellectuel reste très ténu, même si l’article de V.
Olejniczak nous a permis d’aborder quelques grands auteurs comme Montaigne ou
Descartes, dont les textes ont pu influencer ceux qui rédigeaient des
autobiographies destinées au seul cercle de leurs familiers. Finalement, l’hétérologie
est davantage abordée comme un motif stylistique très répandu, comme un élément
de la « poétique »
des textes autobiographiques de l’époque moderne, sans que son sens et ses
implications ne soient véritablement abordés. L’analyse sérielle des textes et
la formation littéraire des deux auteures ont peut-être favorisé cette rupture
entre le texte et le contexte social et culturel – ce que le caractère
synthétique de ce compte-rendu a certainement accentué – rappelant le
« renoncement »
que l’on a souvent reproché aux études marquées par le linguistic turn.
V. Olejniczak,
art. cit..
E. Holl, « Die
Selbstbiographie des Elias Holl, Baumeisters der Stadt Augsburg
(1573-1646) », Ch. Meyer ed., Jahresbericht des historischen
Vereins für Schwaben und Neuburg, 1873, n°36, années 1871-1872, 62
p., B.N.F. 4-M-3185 1871-1872 (A36).
« hab
ich zwar durch die Gnade Gottes den ganzen Thurnbau verricht »,
in E. Holl, art. cit., p. 41.
on emprunte ce
terme aux travaux d’E. Lesne, La poétique des mémoires (1650-1685),
H. Champion, Paris, 1996, 477 p., et à ceux de S. Mouysset, Papiers
de famille. Introduction à l’étude des livres de raison (France, XVe-XIXe
siècle), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2007, 347 p..