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Comptes-rendus de lecture

 


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Compte-rendu de l'ouvrage et de l'article : 


KORMANN (Eva), Ich, Welt und Gott. Autobiographik im 17. Jahrhundert, Böhlau Verlag, Cologne-Weimar-Vienne, 2004, 357 p., et OLEJNICZAK (Verena), « Heterologie. Konturen frühneuzeitlichen Selbstseins jenseits von Autonomie und Heteronomie », Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, 1996, n°101, mars, p. 6-36.

                                                                                                                                         Par Antoine Odier.


     Si le mythe grec de Narcisse ou les miroirs de bronze retrouvés dans les tombeaux égyptiens de l’Ancien Empire (2815-2400 av. J.-C.) témoignent de la précocité du goût des individus pour l’observation de soi[1], les sociétés humaines ont diversement apprécié ce type d’attitude au cours de l’Histoire, insistant souvent sur le caractère maléfique de l’apparition du double. Selon E. Kormann, professeur de littérature allemande à l’Université de Karlsruhe, l’étude du recours au miroir – qu’il soit réel ou symbolique – en vue d’obtenir ou de produire une représentation de soi, nécessite donc que l’on prenne en compte « sa double fonction descriptive et prescriptive »[2], du fait de l’influence des représentations collectives.

Prenant pour objet d’étude le « miroir de l’écriture autobiographique »[3] et plus précisément les autobiographies de femmes en langue allemande du XVIIe siècle, elle nous propose, dans son ouvrage Ich, Welt und Gott. Autobiographik im 17. Jahrhundert (Moi, le monde et dieu. L’autobiographie au XVIIe siècle), paru en 2004, une réflexion sur les structures textuelles des représentations de soi. Leur étude vise à mettre en lumière les « formes de subjectivité »[4] propres au XVIIe siècle, dans le cadre d’une remise en question de l’idée d’une naissance ex nihilo de la « subjectivité autonome »[5] au XVIIIe siècle, dans les œuvres de Rousseau ou de Goethe[6].

En lien avec son choix de sources, sa grille d’analyse est très marquée par les gender studies. Mais il s’agit d’un aspect de son travail qui sera peu développé dans ce compte-rendu, car grâce à de très nombreuses comparaisons avec des textes rédigés par des hommes, elle aboutit finalement à un propos valable aussi bien pour les hommes que pour les femmes, notamment en ce qui concerne la notion phare qu’elle emprunte à V. Olejniczak[7] : l’« hétérologie » de la représentation de soi au XVIIe siècle[8].

Nous présenterons de façon synthétique les travaux de ces deux chercheuses, en précisant d’abord les spécificités de la démarche d’E. Kormann dans le contexte des études publiées en Allemagne sur l’histoire de l’individu et du soi (I), avant d’exposer le contenu de la notion d’« hétérologie » chez E. Kormann et V. Olejniczak (II), ainsi que deux cas concrets de son utilisation dans les textes (III).  

I. Une approche bien spécifique : mettre à jour les formes de la subjectivité dans les autobiographies du XVIIe siècle 

Souhaitant se démarquer des études consacrées à la naissance de l’individu dans les Selbstzeugnisse ou les Ego-Dokumente, E. Kormann se propose d’organiser son travail autour de la notion de subjectivité, dont elle souhaite observer les formes dans les autobiographies du XVIIe siècle.  

  1. Une étude historique du genre autobiographique

Du fait de sa formation littéraire, E. Kormann ressent la nécessité de dépasser le débat historiographique classique en Allemagne, entre partisans des Selbzeugnisse et défenseurs des Ego-Dokumente. Pour elle, « les notions de Dokument [document] ou de Zeugnis [témoignage] suggèrent la possibilité d’un accès non déformé à une réalité située hors du texte, tandis que la notion d’autobiographie renvoie clairement à l’idée d’écriture, et inévitablement à celles de textualité et de construction »[9], d’où sa préférence pour cette dernière. Néanmoins, la notion d’autobiographie possède elle aussi ses inconvénients, qu’E. Kormann qualifie d’« apories de la théorie de l’autobiographie »[10], et s’efforce d’évacuer au cours d’un vaste chapitre. Elle reproche en particulier aux auteurs allemands du début du XXe siècle[11], d’avoir élaboré une « définition de l’autobiographie qui a longtemps prédominé, comme représentation unifiée d’un sujet autonome »[12], sur le modèle des œuvres de Goethe et de Rousseau. De ce point de vue, seuls les textes des XVIIIe et XIXe siècles – rédigés dans le contexte du « développement complet de la bourgeoisie »[13], ayant créé les conditions matérielles de l’autonomie du sujet – sont susceptibles de constituer des autobiographies dignes d’intérêt. Pour ces auteurs, le XVIIe siècle ne joue qu’un rôle mineur, tous les textes publiés avant le XVIIIe siècle étant de toute façon appréhendés sur un mode téléologique, qui consiste essentiellement à en stigmatiser les imperfections par rapport au modèle à venir.

Souhaitant inclure et réhabiliter les textes du XVIIe siècle, E. Kormann doit donc forger une définition beaucoup plus large du genre autobiographique, comprenant tous « les textes dans lesquels un auteur ou une auteure s’intéressent à eux-mêmes (au sens du pacte autobiographique de P. Lejeune) et dans lesquels ils décrivent des vies »[14]. Son corpus d’étude comprend donc aussi des diaires et des chroniques, puisque le mode de rédaction du texte n’entre pas en ligne de compte. Finalement, elle propose sans le dire, une notion proche de celle de Selbstzeugnis[15], désignant par là des textes « dans lesquels un pacte référentiel est proposé »[16], ce qui conduit leur auteur – de son plein gré – à « mêler par l’écriture le je et la vie, c’est-à-dire : opérer des choix, construire, modeler »[17]. À travers cette définition, E. Kormann rend hommage à Ph. Lejeune dont elle reprend partiellement le « concept influent de pacte autographique »[18]. Elle lui attribue notamment d’avoir mis à jour l’importance de la relation nouée entre l’auteur et le lecteur dans la définition de l’autobiographie, permettant du même coup d’évacuer le critère du sujet autonome. Elle affirme également l’importance des travaux de M. Mascuch sur la naissance de l’individualisme en Angleterre[19], qui ont contribué à montrer que « le sujet autonome, l’individu, n’est plus la finalité constitutive et inévitable du développement de soi de la personnalité humaine, mais une forme de subjectivité parmi beaucoup d’autres, historique et contingente »[20]. Cet intérêt pour les formes de subjectivité constitue le second volet de son approche.  

  1. Une étude des formes de subjectivité au XVIIe siècle

L’emploi privilégié du terme de subjectivité semble destiné à éviter l’écueil d’une compréhension téléologique de l’histoire de l’individu et de son émergence. En effet,
E. Kormann souhaite se distinguer des travaux présupposant l’existence d’« un développement linéaire de la conscience de soi des individus, de l’hétéronomie ou soumission à une légalité étrangère et extérieure à l’individu, vers l’autonomie, c’est-à-dire une individualité qui élabore ses lois en elle-même »[21]. Elle dénonce la persistance de cette approche réductrice et trop abstraite, notamment dans les travaux de R. van Dülmen[22], où celle-ci l’empêche d’étudier les textes « dans leur singularité, dans leur particularité »[23]. On peut mettre en relation cette volonté de s’extraire de la « dialectique de l’autonomie et de l’hétéronomie »[24] avec les travaux de F.-J. Ruggiu, en France, qui évoque de façon similaire la nécessité d’abandonner les approches articulées autour d’une « dialectique de la dépendance et de l’autonomie »[25].

Mais plutôt que d’utiliser le terme de self – proposé par F.-J. Ruggiu, à la suite des travaux du philosophe Ch. Taylor[26] – pour éviter ceux d’individu ou de sujet autonome, trop marqués par ces approches téléologiques, E. Kormann privilégie la notion de subjectivité, définie comme « une qualité que possèdent toutes les créatures dotées d’une conscience de soi »[27], de façon transhistorique. Dès lors, il ne s’agit plus d’étudier une évolution linéaire, mais les variations contingentes des « formes de subjectivité »[28], donc de conscience de soi, en fonction de divers facteurs : « la culture, l’époque, la confession et les groupes d’appartenance des scripteurs. »[29] Approuvant l’idée selon laquelle le sujet autonome n’existe pas au XVIIe siècle, E. Kormann pense qu’il demeure néanmoins possible d’utiliser cette notion de subjectivité dans les textes de cette période. Il s’avère alors nécessaire d’en caractériser les formes spécifiques. 

II. Une notion phare : la dimension hétérologique de la subjectivité au XVIIe siècle 

Pour sortir de cette « dialectique de l’autonomie et de l’hétéronomie »[30], E. Kormann propose la notion d’hétérologie, qui permet de caractériser – sans référence à un schéma d’explication téléologique – les grands traits de la représentation de soi des auteurs d’autobiographies du XVIIe siècle. Il s’agit pour elle de tenir ensemble, rareté de l’expression des sentiments et des jugements personnels, ne préjugeant pas d’une absence de subjectivité, ainsi qu’abondance des propos consacrés à des personnes ou à des événements plus ou moins proches de l’auteur.  

  1. L’hétérologie dans les autobiographies du XVIIe siècle

Selon E. Kormann, l’étymologie de la notion permet d’en saisir le sens : « hétérologie se compose des mots grecs héteros/hétera (l’autre) et logos (le discours) »[31]. À travers ce terme, il s’agit donc de souligner que chez les auteurs étudiés, la représentation, la prise de conscience de soi, se construit avant tout en parlant d’autres que soi. Bien que ces auteurs n’écrivent généralement que très peu à propos d’eux-mêmes, de leurs sentiments, ou de leurs réflexions – c’est l’une des caractéristiques majeures de ce type de textes – E. Kormann pense que ces derniers développent pourtant leur position de sujet en parlant des autres : « des considérations sur l’autre [], sur la famille, l’entourage, la communauté des croyants ou dieu peuvent constituer des descriptions de soi – hétérologiques – []. »[32] De par son étymologie, le terme apparaît bien en retrait du débat autonomie-hétéronomie, puisque ce dernier s’organise autour de la question de l’obéissance à des normes produites par des instances extérieures ou intérieures à l’individu, comme le laisse entendre la racine grecque nomos (la loi).

On peut néanmoins regretter qu’E. Kormann questionne assez peu cette définition et les mécanismes qu’elle sous-tend pour la constitution du sujet. La suite de son ouvrage consiste essentiellement à repérer l’hétérologie des représentations de soi des auteurs, à l’intérieur de leurs textes, de façon très stylistique et descriptive, sans tenter d’expliquer ce que cette forme de subjectivité partage avec les spécificités sociales, intellectuelles ou culturelles du XVIIe siècle. Une démarche en ce sens avait pourtant été initiée dans l’article de V. Olejniczak – qui avait initialement proposé la notion d’hétérologie, et dont E. Kormann se réclame – paru dans le Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, périodique allemand d’études littéraires et de linguistique[33].  

  1. L’hétérologie chez Montaigne et Descartes

Cet article propose en effet, une mise en rapport de la notion d’hétérologie avec le contexte intellectuel des XVIe et XVIIe siècles, au travers de deux textes qui ont pu servir de modèles aux futurs rédacteurs d’autobiographies, dans leur façon d’écrire mais peut-être aussi dans leur façon de se comprendre et de se représenter eux-mêmes. Il s’agit d’abord des Essais de Montaigne (1572), dans lesquelles V. Olejniczak souligne la sensibilité de l’auteur pour la versatilité de son être, en dépit de son observation attentive :  

« Moy qui m’espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur moy [] à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve chez moy. [] J’ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à crouler, et si prest au branle, et ma veue si desréglée, qu’à jun je me sens autre, qu’après le repas : si ma santé me rid, et la clarté d’un beau jour, me voylà honneste homme : si j’ay un cor qui me presse l’orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant et inaccessible. [] Il se fait mille agitations indiscrettes et casueles chez moy. Ou l’humeur mélancholique me tient, ou la cholerique ; et de son authorité privée, à cett’ heure le chagrin predomine en moy, à cette heur l’allegresse. »[34] 

À travers ces lignes, tout se passe comme si Montaigne prenait conscience que se joue en lui-même un « processus de perpétuelle variation de soi »[35], qui nécessite qu’il s’intéresse à une altérité située au plus profond de son for intérieur. V. Olejniczak définit ainsi l’hétérologie et les formes de subjectivité de l’époque moderne à la manière d’un « potentiel de transcendance »[36] très élevé, c’est-à-dire une grande ouverture à l’autre, à l’altérité, qu’il s’agisse « de réalités concrètes ou intersubjectives – le monde – »[37], comme chez Montaigne, ou d’une altérité comprise au sens théologique : « dieu »[38].

Elle met en évidence l’importance de cette seconde dimension de l’hétérologie dans la philosophie de Descartes. Le Discours de la méthode (1637) ou les Méditations métaphysiques (1647) donnent à voir la même tendance au doute que chez Montaigne, notamment lorsque Descartes fait l’hypothèse qu’un « trompeur très puissant et très rusé »[39] emploie « toute son industrie à [le] tromper toujours ». Or il semble ensuite trouver dans la proposition « Je pense, donc je suis »[40] la seule et unique « vérité » incontestable, capable de résister aux « plus extravagantes suppositions des sceptiques », et susceptible de constituer « le premier principe de la philosophie ». Cette proposition – le cogito – revient à définir le soi, le je, comme étant « le sujet du doute »[41], alors qu’une telle définition de la conscience de soi par la conscience de son propre doute reste très rudimentaire. Elle n’a rien de spécifiquement individuel – elle ne permet pas de distinguer entre la conscience de soi de deux individus – et surtout, elle se révèle incapable d’établir « la continuité du je »[42] à travers le temps. C’est pourquoi Descartes doit recourir à des « garanties »[43] extérieures pour assurer la permanence de l’individu et de la conscience de soi : « ces garanties, [] Descartes les trouve en dieu. »[44]

En ce sens, V. Olejniczak évoque une « relativisation massive, hétérologique, du cogito »[45] chez Descartes, que l’on pourrait opposer à l’approche uniquement psychologique de l’individu introduite quelques années plus tard par Locke dans l’Essai sur l’entendement humain (1690-1694). Cette fois, le recours à la transcendance divine est inutile, puisque les notions d’« identité personnelle »[46] et de « conscience de soi » rendent comptent de l’unicité de l’individu, tandis que la « mémoire » assure son identité transtemporelle. Pour lui, l’individu n’a besoin de personne d’autre que de lui-même pour se définir et se décrire. Cependant, ni E. Kormann, ni V. Olejniczak n’évoquent la pensée de Locke et son impact sur l’autobiographie et les « formes de subjectivité ». Même si certains des textes étudiés datent du début du XVIIIe siècle, seul leur caractère hétérologique est pris en compte.  

III. Quelques cas concrets : l’hétérologie à l’épreuve des textes 

Après une première partie consacrée aux « fondements théoriques »[47] de sa démarche, l’ouvrage d’E. Kormann passe en revue un corpus de vingt-deux autobiographies ayant fait l’objet d’une édition préalable. Elles sont regroupées en trois catégories – les « autobiographies protestantes et piétistes »[48], les « chroniques monastiques »[49], et les « chroniques familiales »[50] – qui constituent les trois parties de l’ouvrage consacrées à l’analyse des textes. Deux d’entre eux ont particulièrement retenu notre attention.  

  1. L’hétérologie dans la Vie de Jeanne Éléonore Petersen (1644-1724)

La Vie de Jeanne Éléonore Petersen[51], née von Merlau, véritable autobiographie spirituelle piétiste, a été publiée de son vivant, en 1718. Issue d’une famille de la petite noblesse de Francfort déclassée par la guerre de Trente ans, contrainte à la vie religieuse, elle s’est rendue célèbre par son implication au sein du mouvement piétiste, qu’elle a contribué à développer grâce à son abondante production de textes théologiques, avant d’épouser le pasteur piétiste Jean Petersen. Elle s’est donc immiscée dans un monde très masculin, celui des débats théologiques, transgressant l’interdiction paulinienne faite aux femmes de prêcher, ce qui rend son rapport à l’écriture particulièrement intéressant.   

À travers cette autobiographie qui place dieu au centre de la démarche d’écriture et semble faire disparaître la personne de l’auteur, E. Kormann tente néanmoins de montrer l’ambiguïté du rapport qui lie Jeanne Petersen à dieu. Si le récit est organisé autour de sa conversion, puisqu’elle affirme avoir « écrit l’histoire de [s]a vie »[52] pour montrer au lecteur « comment le Seigneur [l’]a merveilleusement guidée depuis son enfance et [l’]a attirée à lui en de nombreuses occasions »[53], E. Kormann souligne que « cela ne signifie pas qu’elle réprime complètement sa personne particulière en la noyant dans l’humilité »[54]. On ne peut pas parler de déni de soi. « Sa conception d’elle-même n’est pas autonome, mais pourtant pas nécessairement hétéronome »[55] : c’est là toute la subtilité de la notion d’hétérologie. L’exercice de la piété et de l’humilité, en ce qu’il la conduit à écrire cette autobiographie, engendre l’émergence d’« un soi renforcé »[56], « mais ce soi renforcé est ensuite sacrifié à nouveau à l’humilité »[57], selon un mouvement cyclique qui se répète indéfiniment. En ce sens, il n’y a « pas de conscience de soi autonome »[58] dans cette autobiographie, puisque jamais Jeanne Petersen ne « trouve en elle-même sa loi et le fondement de ses jugements »[59]. Mais elle ne dépend pas complètement des préceptes que lui impose sa foi. Il s’agit pour elle d’un « modèle »[60] extérieur avec lequel elle entretient un dialogue, et auquel elle n’est pas réductible.  

  1. L’hétérologie dans la chronique d’Élias Holl (1573-1646)

Cette ouverture à l’autre se manifeste également au travers de l’étude de la chronique d’Élias Holl, chef de famille de confession protestante, maître d’œuvre et architecte à Augsbourg[61]. Selon un modèle d’écriture très répandu pour ce type de textes, composés d’entrées annuelles, il choisit, plutôt que de se décrire immédiatement lui-même, de consigner scrupuleusement les naissances et les décès de ses proches, particulièrement au sein de sa propre famille. Il note ainsi en 1602 : « Le 14 novembre, dieu m’a rempli de joie en me donnant mon 6e enfant, qui était à nouveau une fille. »[62] Contrairement à Jeanne Petersen, ce n’est donc pas sa confession qui constitue le trait dominant de son « je dans le texte »[63], mais davantage sa famille, et surtout ses travaux d’architecte – il a notamment dirigé la construction de l’Hôtel de ville d’Augsbourg entre 1615 et 1620 – dont il fournit un compte-rendu minutieux : « Suit ici, ce que moi, Elias Holl ai construit avec l’aide de dieu, du temps où j’étais maître d’œuvre []. »[64] Dans le texte, le soi de Holl se construit bien « à travers la description de l’autre »[65], qu’incarnent ici sa famille, et surtout son « activité de maitre d’œuvre »[66].

E. Kormann souligne alors la fréquence des phrases construites sur le modèle de celle-ci, « typique de la conception du je de Holl »[67], rédigée en 1641 : « J’ai, par la grâce de dieu, entièrement terminé la construction de la tour. »[68] Elle montre bien que la grâce de dieu est indispensable pour le succès des actions humaines, pourtant dans la formulation de la phrase, le travail de l’individu est également valorisé. C’est lui qui apparaît en premier, illustrant la dimension active et dialogique de l’hétérologie, qui la distingue de l’hétéronomie.   

                            

 En conclusion, E. Kormann insiste sur les « grandes différences »[69] qu’elle a pu observer entre les textes, car chacun d’eux « met en exergue un contenu différent, [] et propose dans chaque cas des conceptions de soi différentes »[70]. Mais leur point commun reste que ces dernières se « constituent à partir de la relation à d’autres, c’est-à-dire la famille ou dieu, soit à d’autres choses [] »[71], comme le métier ou l’implication dans des établissements de charité. La notion d’hétérologie permet donc de tenir ensemble de façon très synthétique les caractéristiques constitutives des textes autobiographiques du début de l’époque moderne – rareté de l’expression des sentiments et jugements personnels, ainsi qu’abondance des propos consacrés à dieu ou à des personnes et événements plus ou moins proches de l’auteur – que l’on retrouve de façon similaire hors de l’espace germanique, notamment en France.

D’un point de vue méthodologique, on peut cependant regretter que l’ouvrage se borne le plus souvent à justifier le bien-fondé de la notion d’hétérologie, en relevant tous les éléments stylistiques susceptibles de l’illustrer dans les textes. À l’inverse, le travail de mise en perspective de cette notion avec le contexte social ou intellectuel reste très ténu, même si l’article de V. Olejniczak nous a permis d’aborder quelques grands auteurs comme Montaigne ou Descartes, dont les textes ont pu influencer ceux qui rédigeaient des autobiographies destinées au seul cercle de leurs familiers. Finalement, l’hétérologie est davantage abordée comme un motif stylistique très répandu, comme un élément de la « poétique »[72] des textes autobiographiques de l’époque moderne, sans que son sens et ses implications ne soient véritablement abordés. L’analyse sérielle des textes et la formation littéraire des deux auteures ont peut-être favorisé cette rupture entre le texte et le contexte social et culturel – ce que le caractère synthétique de ce compte-rendu a certainement accentué – rappelant le « renoncement »[73] que l’on a souvent reproché aux études marquées par le linguistic turn.


[1] Ces miroirs sont mentionnés en introduction par E. Kormann. Voir également C. Lilyquist, Ancient egyptian mirrors from the earliest times through the Middle Kingdom, Deutscher Kunstverlag, Munich-Berlin, 1979,
170 p..

[2] « seiner deskriptiven und präskriptiven Doppelfunktion », in E. Kormann, Ich, Welt und Gott. Autobiographik im 17. Jahrhundert, Böhlau Verlag, Cologne-Weimar-Vienne, 2004, p. 3.

[3] « den Spiegel des autobiographischen Schreibens », in E. Kormann, op. cit., p. 4.

[4] « Subjektivitätsformen », in E. Kormann, op. cit., p. 4.

[5] « autonomer Subjektivität », in E. Kormann, op. cit., p. 5.

[6] J.-J. Rousseau, Les Confessions, in B. Gagnebin et M. Raymond ed., Œuvres complètes, Gallimard (Pléiade), 1959, [1762-1770], p. 1-656, et J.-W. von Goethe, Poésie et vérité : souvenirs de ma vie, Aubier, Paris, 1991, [1811-1833], 509 p..

[7] V. Olejniczak, « Heterologie. Konturen frühneuzeitlichen Selbstseins jenseits von Autonomie und Heteronomie », Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, 1996, n°101, mars, p. 6-36.

[8] « meine These ist, dass die Autobiographische Selbstkonzeption von Menschen des 17. Jahrhunderts heterolog ist », in E. Kormann, op. cit., p. 6.

[9] « die Wortbestandteile Dokument und Zeugnis suggerieren einen unverfälschten, vortextuellen Zugang zur Realität, während Autobiographik das Geschriebene, das zwangsläufig Textuelle und Kunstruierte deutlich bezeichnet », in E. Kormann, op. cit., p. 99.

[10] « Aporien der Autobiographietheorie », in E. Kormann, op. cit., p. 43-101.

[11] Il s’agit principalement de Georg Misch, Geschichte der Autobiographie, G. Schulte-Bulmke, Francfort, 1955-1969, [1907], 2 vol., et de Werner Mahrholz, Deutsche Selbstbekenntnisse. Ein Beitrag zur Geschichte der Selbstbiographie von der Mystik bis zum Pietismus, Furche Verlag, Berlin, 1919, 254 p..

[12] « das lange Zeit dominante Verständnis von Autobiographie als geschlossener Selbstdarstellung eines autonomen Subjekts », in E. Kormann, op. cit., p. 43.

[13] « der Gesamt-Entwicklung des Bürgerturms », in E. Kormann, op. cit., p. 46.

[14] « Texte, in denen sich ein Autor oder eine Autorin auf sich selbst beziehen (im Sinne des autobiographischen Pakts Lejeunes) und in denen Leben beschrieben », in E. Kormann, op. cit., p. 96.

[15] Il s’agit d’écrits ayant un contenu dominé par le thème de soi, rédigés de façon libre par leur auteur, selon la définition de S. Leutert et G. Piller, « Deutschschweizerische Selbstzeugnisse (1500-1800) als Quellen der Mentalitätgeschichte. Ein Forschungsbericht », Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 1999, n°49,
p. 197-221.

[16] « ein referentieller Pakt vorgeschlagen wird », in E. Kormann, op. cit., p. 96.

[17] « Ich und Leben erschreiben, das heisst : auswählen, konstruieren, modellieren », in E. Kormann, op. cit.,
p. 299.

[18] « einflussreiche Konzept des autobiographischen Pakts », in E. Kormann, op. cit., p. 53.

[19] M. Mascuch, Origins of the individualist self : autobiography and self-identity in England, 1591-1791, Stanford University Press, Stanford (California), 1996, 277 p..

[20] « Für Mascuch ist das autonomes Subjekt, das Individuum nicht mehr das immanent angelegte, unausweichliche Ziel der Selbstentfaltung der menschlichen Persönlichkeit, sondern eine historich bedingte Form von Subjektivität unter verschiedenen anderen », in E. Kormann, op. cit., p. 75.

[21] « einer linearen Entwicklung des menschlichen Selbstbewusstseins von Heteronomie, also einem Gebundensein in fremder, überindividueller Gesetzlichkeit, zu Autonomie, das heisst einer Individualität, die ihr Gesetz in sich selbst vermutet », in E. Kormann, op. cit., p. 7.

[22] R. van Dülmen, Die Entdeckung des Individuums, 1500-1800, Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort, 1997, 175 p., et R. van Dülmen dir., Entdeckung des Ich, Die Geschichte der Individualisierung vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Böhlau Verlag, Cologne-Weimar-Vienne, 2001, 638 p..

[23] « in ihrer Besonderheit, in ihrer Eigenheit », in E. Kormann, op. cit., p. 7.

[24] « das Spannungsverhaltnis Heteronomie und Autonomie », in E. Kormann, op. cit., p. 7.

[25] F.-J. Ruggiu, « Les notions d’ « identité », d’ « individu » et de « self » et leur utilisation en histoire sociale », in M. Belissa et alii, Identités, appartenances, revendications identitaires, Nolin, Paris, 2005, p. 405, note 43.

[26] Ch. Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Seuil, Paris, 1998, [1989], 712 p..

[27] « Subjeckivität gilt hier [] als Eigenschaft, die allen selbstbewussten Wesen gemeinsam ist », in E. Kormann, op. cit., p. 5.

[28] « Subjektivitätsformen », in E. Kormann, op. cit., p. 4.

[29] « Kultur, Epoche, Geschlecht, Konfession und Gruppenzugehörigkeit der Schreibenden », in E. Kormann, op. cit., p. 5.

[30] « das Spannungsverhaltnis Heteronomie und Autonomie », in E. Kormann, op. cit., p. 7.

[31] « Heterologie enhält als Bestandteile die grieschischen Wörter έteroV/έtera = der oder/die andere und lόgoV = das Sprechen », in E. Kormann, op. cit., p. 6, note 21.

[32] « Aussagen über anderes [], über die Familie, die Umgebung, die Glaubensgemeinschaft oder Gott können [] – heterologe – Selbstdarstellungen sein », in E. Kormann, op. cit., p. 6.

[33] V. Olejniczak, art. cit..

[34] in M. de Montaigne, Les essais, Gallimard (Pléiade), Paris, 2007, Livre II, chap.XII, « Apologie de Raimond de Sebonde », p. 599-600.

[35] « einem Prozess ständiger [] Selbstalterierung », in V. Olejniczak, art. cit., p. 16.

[36] « Transzendenzpotential », in V. Olejniczak, art. cit., p. 10.

[37] « gegenständtlicher oder intersubjektiver Gegebenheiten –Welt », in V. Olejniczak, art. cit., p. 11.

[38] « Gott », in V. Olejniczak, art. cit., p. 11.

[39] in R. Descartes, Les méditations, dans F. Alquié ed., Descartes. Œuvres philosophiques, Classiques Garnier, Paris, 1988, t.II, « Méditation seconde », p. 415.

[40] in R. Descartes, Discours de la méthode, dans F. Alquié ed., op. cit., t.I, « Quatrième partie », p. 603.

[41] « das Ich [] als Subjekt des Zweifelns », in V. Olejniczak, art. cit., p. 24.

[42] « der Kontinuität des Ich », in V. Olejniczak, art. cit., p. 25. 

[43] « Garanten », in V. Olejniczak, art. cit., p. 25. 

[44] « diesen Garenten [] findet Descartes in Gott », in V. Olejniczak, art. cit., p. 25.

[45] « eine massive, heterologische Relativierung des cogito », in V. Olejniczak, art. cit., p. 25.

[46] in J. Locke, « Ce que c’est qu’Identité et Diversité. Chapitre XXVII du Livre II de L’essai philosophique concernant l’entendement humain par M. Locke », traduction de P. Coste, [1700], dans E. Balibar ed., John Locke, Identité et différence : l’invention de la conscience, Seuil, Paris, 1998, p. 113-114, §9, « En quoi consiste l’Identité personnelle ».

[47] « Theoretische Grundlegung », in E. Kormann, op. cit., p. 1.

[48] « Protestantische und pietistische Autobiographik », in E. Kormann, op. cit., p. 102.

[49] « Klosterkroniken », in E. Kormann, op. cit., p. 186.

[50] « Autobiographische Familienchronistik », in E. Kormann, op. cit., p. 248.

[51] J. E. Petersen, The life of lady Johanna Eleonora Petersen, written by herself, B. Becker-Cantarino trad., University of Chicago press, Chicago et Londres, 2005, [1718], 140 p..

[52] « written down the story of my life », in J. E. Petersen, op. cit., p. 61, §1.

[53] « how wonderfully the Lord has guided me since my childhood and has drawn me to him on many occasions », in J. E. Petersen, op. cit., p. 61, §1.

[54] « bedeutet dies nicht, dass sie ihre eigene Person völlig auslöscht und in Demut auflöst », in E. Kormann, op. cit., p. 136.

[55] « ihre Selbstkonzeption ist nicht autonom, aber dennoch nicht zwangläufig heteronom », in E. Kormann, op. cit., p. 136.

[56] « einem starken Selbst », in E. Kormann, op. cit., p. 136.

[57] « dieses starke Selbst wird dann aber wieder der Demut geopfert », in E. Kormann, op. cit., p. 136.

[58] « kein autonomes Selbstbewusstseins », in E. Kormann, op. cit., p. 142

[59] « sein Gesetz und seinen Urteilsanker in sich selbst findet », in E. Kormann, op. cit., p. 142.

[60] « ein Vorbild », in E. Kormann, op. cit., p. 142.

[61] E. Holl, « Die Selbstbiographie des Elias Holl, Baumeisters der Stadt Augsburg (1573-1646) », Ch. Meyer ed., Jahresbericht des historischen Vereins für Schwaben und Neuburg, 1873, n°36, années 1871-1872, 62 p., B.N.F. 4-M-3185 1871-1872 (A36).

[62] « Den 14. Novbr. erfreute mich Gott mit dem 6ten Kind, war abermahl auch eine Tochter », in E. Holl, art. cit., p. 16.

[63] « das Ich im Text », in E. Kormann, op. cit., p. 294.

[64] « Folgt weiter, was ich Elias Holl von Zeit an als ich Meister worden durch Göttlich Beistand für Gebäu gemacht [] », in E. Holl, art. cit., p. 20.

[65] « durch das Beschreiben des anderen », in E. Kormann, op. cit., p. 294.

[66] « Tätigkeit als Baumeister », in E. Kormann, op. cit., p. 294.

[67] « typisch für Holls Ich-Konzeption », in E. Kormann, op. cit., p. 102.

[68]  « hab ich zwar durch die Gnade Gottes den ganzen Thurnbau verricht », in E. Holl, art. cit., p. 41.

[69] « grosse Unterschiede », in E. Kormann, op. cit., p. 295.

[70] « stellt andere Inhalte in den Vordergrund, [] und erlaubt jeweils differente Selbstkonzeptionen », in E. Kormann, op. cit., p. 296.

[71] « entstehen aus der Beziehung zu anderen, also zu Familie und Gott, oder anderem [] », in E. Kormann, op. cit., p. 296.

[72] on emprunte ce terme aux travaux d’E. Lesne, La poétique des mémoires (1650-1685), H. Champion, Paris, 1996, 477 p., et à ceux de S. Mouysset, Papiers de famille. Introduction à l’étude des livres de raison (France, XVe-XIXe siècle), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2007, 347 p..

[73] S. Cerutti, « La construction des catégories sociales », in J. Boutier et D. Julia dir., Passés recomposés. Champs et chantiers de l’Histoire, Autrement, Paris, 1995, p. 230. Elle stigmatise les travaux dans lesquels « les analyses du langage ne servent pas de point de départ à l’exploration des processus sociaux qui l’ont produit ».

 

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